Situation générale à Mogadiscio et doute sur la crédibilité : non-violation de l’article 3 C.E.D.H.
Selon la Cour eur. D.H., la situation générale à Mogadiscio ne s’est pas détériorée depuis septembre 2013. Par conséquent, le seuil de violence exigé pour que toute personne se trouvant dans la ville soit exposée au risque de subir des traitements contraires à l’article 3 C.E.D.H. n’est pas atteint. En outre, les circonstances propres au cas de la requérante ne sont pas de nature à justifier la violation de l’article 3 en cas de renvoi, dès lors qu’elle met en cause la crédibilité du récit au vu des nombreuses contradictions et incohérences relevées dans les déclarations de la requérante.
Article 3 C.E.D.H. – Somalie – Situation générale à Mogadiscio – Degré de violence – Mariage forcé – Marginalisation – Femme seule – Crédibilité – Non violation.
A. Arrêt
- Faits
La requérante, Mme R.H., est une ressortissante somalienne née en 1988. Elle a introduit une demande d’asile en Suède en décembre 2011. Elle invoque la crainte d’être maltraitée et/ou tuée par ses oncles au motif qu’elle a refusé un mariage forcé avant de quitter la Somalie ou d’être forcée à consentir à ce mariage. Elle invoque également la situation générale en Somalie pour les femmes et en particulier celles qui ne peuvent compter sur le soutien des hommes de leur entourage, ce qui les expose au risque de vivre seules dans un camp de réfugiés.
Les autorités et juridictions suédoises ont définitivement rejeté sa requête en juin 2013, ordonnant son renvoi vers la Somalie, considérant que ses déclarations n’étaient pas crédibles. D’une part, la requérante a introduit des demandes d’asile en Italie et aux Pays-Bas, puis était arrivée en Suède en 2007 où elle a séjourné illégalement avant de saisir les autorités compétentes en 2011. D’autre part, la requérante a, au cours des interviews, modifié son récit. Dans un premier temps, elle a en effet invoqué avoir quitté la Somalie en raison de la guerre pour ensuite expliquer sa fuite par la volonté d’échapper à un mariage forcé et la crainte d’être maltraitée par ses oncles qui l’avaient déjà violemment battue en 2004 pour avoir tenté de s’échapper. En outre, les instances compétentes ont relevé plusieurs incohérences mettant en doute la crédibilité de son récit. Par exemple, elle a déclaré dans sa demande initiale ne pas encore être mariée, pour ensuite affirmé qu’elle avait été mariée de force et qu’elle n’était pas présente lors de la cérémonie. Aussi, elle a expliqué avoir vécu avec une amie à Mogadiscio avant son départ et plus tard, elle a soutenu qu’elle avait vécu avec ses parents.
La requérante a saisi la Cour eur. D.H. en janvier 2014 alléguant une violation de l’article 3 C.E.D.H. si elle était renvoyée en Somalie.
- Raisonnement de la Cour eur. D.H.
La Cour rappelle que l’existence d’un risque de mauvais traitements contraires à l’article 3 C.E.D.H. en cas de renvoi vers le pays d’origine doit être examinée à la lumière de la situation générale dans le pays de renvoi et des circonstances propres au cas du requérant (pt 60).
Concernant la situation générale dans le pays de renvoi, la Cour note qu’elle est amenée pour la troisième fois à déterminer si le niveau de violence prévalant à Mogadiscio est tel que quiconque y serait exposé à un risque de subir des traitements contraires à l’article 3 C.E.D.H. D’abord, en juin 2011, dans l’arrêt Sufi et Elmi c. Royaume-Uni, elle a estimé que c’était le cas[1] ; ensuite, en septembre 2013, dans l’arrêt K.A.B. c. Suède, elle a considéré que malgré le fait que la situation était encore fragile, il n’y avait plus de risque généralisé[2]. La question en l’espèce est donc savoir si la situation à Mogadiscio a empiré depuis septembre 2013. Eu égard à l’information disponible, la Cour constate que si la sécurité demeure « serious and fragile », la situation ne s’est pas dégradée depuis l’arrêt K.A.B. Elle attache une importante particulière à l’arrêt MOJ & Ors rendu par le United Kingdom Upper Tribunal qui conclut à une amélioration[3]. Partant, elle juge que la situation de violence prévalant à Mogadiscio n’atteint pas un niveau tel que toute personne y serait exposée à un risque de subir des traitements contraires à l’article 3, ce qui la conduit à devoir établir si les circonstances personnelles du requérant sont de nature à contrevenir à ce constat (pts 66-68).
Quant aux circonstances propres au cas de la requérante, la Cour relève les nombreuses incohérences dans ses déclarations et estime qu’elles sont « significant » et que les explications y relatives ne sont pas convaincantes, si bien que « [t]he claims concerning her personal experiences and the dangers facing her upon return have not been made plausible ». Elle ajoute qu’en cas de retour, la requérante bénéficiera d’un soutien et d’une protection masculine dès lors qu’elle a toujours des contacts avec sa famille vivant Mogadiscio, celle-ci comprenant un frère et des oncles, et qu’elle ne sera pas contrainte à vivre dans un camp de réfugié (pts 71-73).
Par conséquent, la Cour ne peut pas considérer que la requérante serait face à un risque réel de traitements inhumains et dégradants en cas de renvoi à Mogadiscio ; il n’y a donc pas de violation de l’article 3 C.E.D.H. (pt 74).
B. Éclairage
Dans leur opinion dissidente jointe, les juges Zupančič et De Gaetano marquent leur désaccord avec la majorité, notamment, par un argument ayant trait à l’examen de la crédibilité de la requérante et de la situation générale dans son pays d’origine. Ils constatent que la Cour, « [o]nce again », arrive à la même conclusion que les juridictions suédoises en examinant au microscope les contradictions et les incohérences mineures des déclarations du requérant et en minimisant, dans le même temps, la situation générale de son pays d’origine qui ressort des différents rapports internationaux. Ils considèrent cette méthode comme étant inacceptable et renvoient à leurs opinions dissidentes dans les arrêts K.A.B. c. Suède et J.K. c. Suède[4].
- Situation générale : Mogadiscio
Dans l’affaire K.A.B, le requérant a demandé l’asile en Suède alléguant qu’il avait fui la Somalie parce qu’il était persécuté par les tribunaux islamiques et Al-Chabaab, au motif qu’il avait travaillé pour l’organisation American Friends Service Community. Les autorités suédoises compétentes ont refusé sa demande invoquant notamment des problèmes de crédibilité. Comme mentionné ci-avant, la Cour a considéré que la situation en matière de droits de l’homme et de sécurité continuait d’être préoccupante, fragile et imprévisible à maints égards mais qu’elle n’était actuellement plus de nature à exposer toute personne présente à Mogadiscio à un risque réel d’être tuée ou de subir des mauvais traitements. Quant à la situation personnelle du requérant, la Cour a estimé, à l’instar des autorités suédoises, qu’un certain nombre d’observations du requérant soulevaient des questions de crédibilité et qu’en outre, ce dernier n’appartenait à aucun groupe risquant d’être la cible d’Al-Chabaab et qu’il aurait un domicile à Mogadiscio, où résidait sa femme.
Dans leur opinion dissidente, les juges Zupančič et Power-Forde critiquent la déficience de l’analyse de la Cour ainsi que la prématurité de ses conclusions quant à la situation générale et au degré de violence présent à Mogadiscio, en comparaison avec l’examen opéré pour l’arrêt Sufi et Elmi. Cet examen était centré autour de l’évaluation de quatre facteurs : le niveau général de violence, les pertes parmi les civils, le nombre important de personnes déplacées à l’intérieur du pays et la nature imprévisible et généralisée du conflit[5]. Le juge Zupančič, de concert avec le juge De Gaetano, réitère cette critique dans l’arrêt commenté et ne s’accorde pas avec la conclusion de la Cour. Cette position nous renvoie à l’utilisation des informations sur les pays d’origine – Country of Origin Information – et à l’exigence de recourir à une diversité de sources (d’organisations des droits de l’homme, internationales, gouvernementales, internationales, d’experts individuels, etc.). A cet égard, depuis le début des années nonante, la Cour eur. D.H. a insisté sur l’importance de prendre en considération une variété de sources dans l’évaluation qui est faite de l’information sur la situation dans les pays d’origine dans les affaires impliquant l’article 3 C.E.D.H.[6].
In casu, la Cour évoque une série de sources dépeignant la situation à Mogadiscio comme étant encore largement dangereuse (pt 66) mais insiste sur le fait qu’il n’y a pas eu de détérioration et mentionne deux sources en appui : le Danish/Norwegian report et l’arrêt MOJ (pts 25 et 67). On peut dès lors se poser la question de la mise en balance des sources et des types de sources et rejoindre l’opinion des juges Zupančič et De Gaetano lorsqu’ils avancent que la Cour a minimisé l’état de la situation de sécurité à Mogadiscio eu égard aux différents rapports internationaux consultés. En outre, il nous semble que la Cour élude la question de manière extrêmement rapide, en comparaison avec l’analyse opérée dans les arrêts K.A.B. et, surtout, Sufi et Elmi (évaluation de quatre facteurs).
- Situation personnelle : crédibilité
Les juges Zupančič et De Gaetano renvoient également à leur opinion partiellement dissidente dans l’arrêt J.K. En l’espèce, les requérants, un couple et leurs fils, sont des ressortissants irakiens et ont demandé l’asile en Suède. Au cours de la procédure interne, ils ont déclaré risquer d’être persécutés par Al-Qaïda s’ils étaient renvoyés vers l’Irak, au motif que le mari avait dirigé une société à Bagdad travaillant exclusivement avec des clients américains, et avoir déjà été la cible de plusieurs agressions. Les autorités suédoises compétentes ont jugé que le récit des requérants était crédible et ont reconnu qu’ils avaient été victimes d’actes graves de violence et de harcèlement. Toutefois, elles ont observé que ces actes étaient survenus des années auparavant, que le mari avait mis fin à son commerce, que la famille était restée à Bagdad pendant deux ans sans subir d’autres agressions et que partant, si elle était toujours la cible de menaces, elle devait rechercher la protection des autorités irakiennes. Devant la Cour eur. D.H., les requérants ont invoqué l’article 3 C.E.D.H., avançant qu’en cas de renvoi vers l’Irak, ils risquaient d’être persécutés et maltraités par Al-Qaïda qui avait infiltré les autorités internes, celles-ci n’étant donc pas en position de les protéger. Quant à la situation générale en Irak, la Cour a constaté que s’il y avait eu une aggravation depuis juin 2014, il n’y avait pas de rapports internationaux pouvant l’amener à conclure qu’elle était actuellement si grave pour provoquer une violation de l’article 3 en cas de renvoi d’une personne. En outre, concernant la situation personnelle des requérants, la Cour, à l’instar des autorités nationales, a relevé des problèmes de crédibilité. Elle a dès lors conclu à la non violation de l’article 3 C.E.D.H.
Les deux juges reprochent l’étrange approche de l’appréciation de la preuve par les autorités suédoises compétentes, comme si le manque de crédibilité des requérants sur certains points réduisait à néant la valeur probante d’autres faits bien établis. Ils soulignent que cet effet de contagion est constant dans les affaires suédoises : « It cannot be overemphasised in this and in other similar cases that the evidentiary burden and the risk of non-persuasion, once the prima facie case has been established in favour of the applicants, lies squarely on the Government ». Et d’ajouter : « The European Court of Human Rights is the court of last resort where this ought to happen ». Cet extrait de l’opinion – partiellement – dissidente s’inscrit dans la réflexion plus globale sur la crédibilité des demandeurs d’asile et la – trop large – place qui lui est accordée en tant que mode de preuve de la crainte de persécution ou du risque réel de subir des atteintes graves. En effet, en vertu de l’article 4 de la directive qualification[7], la crédibilité est l’un des modes de preuve, au côté des preuves matérielles. Il ressort pourtant de l’analyse de la jurisprudence et des pratiques administratives que les instances d’asile ne prennent en considération les preuves matérielles introduites par les demandeurs qu’en vue d’appuyer la conviction, l’intuition, positive ou négative, qu’elles se sont déjà forgées au terme de l’examen de la crédibilité[8]. Il s’ensuit que cet examen prend une place trop importante dans la détermination du besoin de protection, et que le travail des autorités compétentes en revient à « examining under the microscope minor discrepancies or inconsistencies in the applicant’s statements ».
Les affaires dans lesquelles, comme en l’espèce, la Cour eur. D.H. s’attarde, elle aussi, sur les imprécisions et divergences minimes du récit du requérant (pts 72-73) et lui en tient définitivement rigueur semblent s’éloigner quelque peu de la jurisprudence Singh dans laquelle elle a condamné la Belgique parce que « l’examen du risque objectif d’une violation de l’article 3 C.E.D.H. a été occulté […] par l’examen de la crédibilité des requérants et les doutes quant à la sincérité de leurs déclarations »[9]. D’autant plus au vu du profil vulnérable de la requérante, jeune fille ayant quitté son pays depuis près de dix ans, et de la reconnaissance par le H.C.R. des femmes somaliennes comme un groupe particulièrement à risque. La Cour considère en outre que le renvoi d’une femme seule – son père et sa mère étant décédés – à Mogadiscio sans qu’elle n’ait de protection masculine peut constituer un traitement contraire à l’article 3 (pts 69-70). Concernant la requérante, la juridiction strasbourgeoise estime qu’elle bénéficiera de cette protection par ses oncles, ceux-là même qui sont à l’origine du mariage forcé, d’une part et relève des incohérences quant à la réalité du mariage forcé d’autre part. Mais que la requérante ait été mariée de force puis qu’elle ait fuit ou qu’elle craigne d’être mariée de force en cas de retour n’enlève finalement rien, à notre sens, au fondement de sa crainte, exacerbée par son profil particulièrement vulnérable…
H.G.
C. Pour aller plus loin
Lire l’arrêt :
Cour eur. D.H., 10 septembre 2015, R.H. c. Suède, req. n° 4601/14.
Jurisprudence :
- Cour eur. D.H., 28 juin 2011, Sufi et Elmi c. Royaume-Uni, req. nos 8319/07 et 11449/07 ;
- Cour eur. D.H., 4 septembre 2013, K.A.B. c. Suède, req. n° 886/11 ;
- Cour eur. D.H., 4 juin 2015, J.K. et autres c. Suède, req. n° 59166/12 ;
Doctrine :
Pour citer cette note : H. Gribomont, « Situation générale à Mogadiscio et doute sur la crédibilité : non-violation de l’article 3 C.E.D.H. », Newsletter EDEM, octobre 2015.
[1] Cour eur. D.H., 28 juin 2011, Sufi et Elmi c. Royaume-Uni, req. nos 8319/07 et 11449/07, pts 241-250.
[5] Cour eur. D.H., Sufi et Elmi, op. cit., pt 248.
[6] G. Gyulai, Informations sr les pays d’origine dans les procédures d’asile. L’obligation légale de qualité dans l’UE, Budapest, Comité Helsinki Hongrois, 2011, p. 45 ; CBAR, « La crainte est-elle fondée ? Utilisation et application de l’information sur les pays dans la procédure d’asile, 2011, p. 27. Voy. : Cour eur. D.H., 11 janvier 2007, Salah Sheekh c. Pays-Bas, req. n° 1948/04, pt 136 ; Cour eur. D.H., 28 février 2008, Saadi c. Italie, req. n° 37201/06, pt 131 ; Cour eur. D.H., 21 octobre 2010, Gaforov c. Russie, req. n° 25404/09, pts 123-127.
[7] Dir. (U.E.) n° 2011/95 du Conseil, du 13 décembre 2011, concernant les normes relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir bénéficier d’une protection internationale, à un statut uniforme pour les réfugiés ou les personnes pouvant bénéficier de la protection subsidiaire, et au contenu de cette protection (refonte), J.O., L 337, p. 9.
[8] Voy. notamment : M. Kagan, « Is Truth in the Eye of the Beholder? Objective Credibility Assessment in Refugee Status Determination », Scholarly Works, 2003, Paper 633, pp. 367-415 ; J. A. Sweeney, « Credibility, Proof and Refugee Law », International Journal of Refugee Law, 2009, Vol. 21, pp. 700-726.
[9] Cour eur. D.H., 2 octobre 2012, Singh et autres c. Belgique, req. n° 33210/11, pt 100. Voy. : E. Néraudau, « L’analyse de la crédibilité des faits, une étape nécessaire mas pas suffisante de l’examen de la demande d’asile, d’autant plus en cas de vulnérabilité », Newsletter EDEM, janvier 2013, pp. 6-10 ; L. Leboeuf, « L’examen de crédibilité ne peut occulter l’évaluation du risque objectif de persécution », Newsletter EDEM, mai 2013, pp. 6-8.