Cour eur. D.H., 30 juin 2015, A.S. c. Suisse, req. n° 39350/13

Louvain-La-Neuve

Le transfert d’un demandeur d’asile atteint de troubles psychologiques vers l’Italie respecte la C.E.D.H

La Cour européenne des droits de l’homme juge que le transfert du requérant, atteint d’un stress post-traumatique grave, vers l’Italie ne violerait pas l’article 3 C.E.D.H. Bien que le système d’asile italien souffre de défaillances ponctuelles en matière d’accueil des demandeurs d’asile, des soins psychologiques adéquats sont accessibles en Italie. La Cour juge également que le transfert du requérant, qui vit auprès de ses sœurs en Suisse, n’emporterait pas violation de l’article 8 C.E.D.H. Majeur, le requérant n’entretient une relation familiale avec ses sœurs que depuis peu.

Art. 3 C.E.D.H. – Art. 8 C.E.D.H. – Règlement Dublin – Santé mentale – Renvoi vers l’Italie (non violation).

A. Arrêt

Le requérant, demandeur d’asile syrien, conteste son renvoi par la Suisse vers l’Italie en application du règlement Dublin. Il allègue que ce renvoi constituerait un traitement inhumain et dégradant, parce qu’il souffre d’un stress post-traumatique grave (i). Il allègue également que ce renvoi violerait son droit à la vie familiale, parce que ses sœurs vivent en Suisse (ii).

(i) Quant à l’article 3 C.E.D.H.

La Cour conclut à l’absence de violation de l’article 3 C.E.D.H., à la suite d’un raisonnement où elle fait appel à deux axes de sa jurisprudence antérieure.

Le premier axe concerne le renvoi de demandeurs d’asile en application du règlement Dublin. La Cour réitère sa jurisprudence M.S.S. c. Belgique et Grèce, selon laquelle le transfert d’un demandeur d’asile vers une situation de dénuement matériel extrême constitue un traitement inhumain et dégradant. Elle rappelle les fondements de cette jurisprudence, qui repose sur la particulière vulnérabilité des demandeurs d’asile, d’une part, et sur l’étendue des obligations en matière d’accueil des demandeurs d’asile que le droit de l’Union européenne impose aux États membres, d’autre part[1].

Le second axe concerne le renvoi d’étrangers malades. La Cour réitère sa jurisprudence N. c. Royaume-Uni, selon laquelle l’expulsion d’étrangers gravement malades n’est susceptible de violer l’article 3 C.E.D.H. que dans des circonstances très exceptionnelles[2]. Elle met en emphase sa jurisprudence Bensaid c. Royaume‑Uni,  où elle avait conclu que le renvoi du requérant algérien atteint de schizophrénie ne violerait pas l’article 3 C.E.D.H. au motif qu’il pourra y bénéficier d’un traitement adéquat. Le risque plus élevé de subir une rechute en Algérie, en raison du stress lié à son expulsion et de la moindre qualité des soins, ne suffisait pas à emporter une violation de l’article 3 C.E.D.H.[3]

Ces préalables posés, la Cour note en l’espèce que le système d’asile italien souffre de défaillances ponctuelles, telles que constatées par l’arrêt Tarakhel c. Suisse. Elle note, cependant, que ces défaillances ne concernent pas l’accès aux soins des demandeurs d’asile atteints de troubles psychologiques :

« At present, there is no indication that the applicant, if returned to Italy, would not receive appropriate psychological treatment and would not have access to anti-depressants of the kind that he is currently receiving in Switzerland »[4]

Pour cette raison, la Cour conclut que le transfert du requérant vers l’Italie ne violerait pas l’article 3 C.E.D.H.

(ii) Quant à l’article 8 C.E.D.H.

La Cour conclut à l’absence de violation de l’article 8 C.E.D.H., à la suite d’un raisonnement focalisé sur la courte durée du séjour du requérant en Suisse, au côté de ses sœurs.

La Cour constate que le requérant ne peut pas se prévaloir des critères sévères établis par sa jurisprudence relative au droit à la vie privée et familiale de migrants installés depuis de nombreuses années sur le territoire d’un État partie, parce qu’il ne séjourne en Suisse auprès de ses sœurs que depuis peu[5]. Elle ajoute que le lien familial en cause est un lien entre des collatéraux majeurs. Cela la conduit à reconnaitre une large marge d’appréciation aux autorités suisses, et à conclure à l’absence de violation de l’article 8 C.E.D.H.

Dans leur opinion concordante conjointe, les juges Sajo, Vucinic et Lemmens regrettent que la motivation des majoritaires laisse entendre que la relation entre le requérant et ses sœurs ne relève pas de l’article 8 C.E.D.H. Ils précisent que pareille relation bénéficie de la protection du droit à la vie familiale. La proportionnalité des ingérences à ce droit doit, en conséquence, s’évaluer en tenant compte de l’intensité du lien qui unit le requérant à ses sœurs. À cette fin, il devrait non seulement être tenu compte des relations nouées en Suisse, mais également des relations nouées avant l’arrivée en Suisse. En l’espèce, cependant, les juges concordants constatent que le requérant vit séparé de ses sœurs depuis de nombreuses années. La relation familiale qu’ils entretiennent n’est pas suffisamment intense pour qu’une séparation constitue une ingérence disproportionnée dans leur droit à la vie familiale.

B. Éclairage

La motivation de l’arrêt A.S. c. Suisse nous parait confuse. Quant au droit à la vie familiale, les juges concordants soulignent avec raison, à notre sens, que la question essentielle demeure celle de l’intensité des liens familiaux en cause, quel que soit le lieu où ils se sont noués et développés. Il suffit de constater l’existence de liens familiaux effectifs, qu’il s’agisse de liens familiaux de fait ou biologique, pour que la protection de l’article 8 C.E.D.H. trouve à s’appliquer. Cette protection implique de réaliser un test de proportionnalité, lequel doit prendre en considération l’ensemble des circonstances pertinentes de l’espèce. Parmi ces circonstances peuvent notamment figurer le fait que les personnes concernées soient majeures ou qu’elles ne vivent ensemble que depuis peu, mis en emphase l’arrêt A.S. c. Suisse. D’autres circonstances, comme par exemple l’impossibilité de mener une vie familiale effective ailleurs, doivent également être prises en considération[6].

Quant à l’interdiction des traitements inhumains et dégradants, il nous semble que le raisonnement relatif au standard à appliquer aux renvois de demandeurs d’asile en application du règlement Dublin manque de clarté. La Cour échoue, en particulier, à dérouler son raisonnement en conciliant ses jurisprudences relatives au renvoi de demandeurs d’asile en application du règlement Dublin et celles relatives au renvoi d’étrangers malade[7].

D’un côté, la Cour rappelle sa jurisprudence M.S.S. c. Belgique et Grèce, selon laquelle l’évaluation du seuil de gravité qu’un mauvais traitement doit atteindre pour constituer une violation de l’article 3 C.E.D.H. doit se réaliser en tenant compte de la vulnérabilité inhérente à la qualité de demandeur d’asile. D’un autre côté, elle ne parait pas tenir compte de la vulnérabilité spécifique au requérant, qui est un demandeur d’asile particulièrement vulnérable parce qu’il souffre de troubles psychologiques, pour évaluer si les conditions d’accueil en Italie respectent l’article 3 C.E.D.H. Elle n’opère pas d’analyse holistique de la situation du demandeur d’asile, en évaluant s’il souffrira davantage des mauvaises conditions d’accueil parce que, outre sa vulnérabilité inhérente à sa qualité de demandeur d’asile, il est également atteint d’un trouble psychologique grave[8]. Elle préfère confiner la prise en considération de la mauvaise santé mentale du requérant à la question de savoir s’il bénéficiera de soins adéquats. Or, dans l’arrêt Tarakhel c. Suisse, la grande chambre de la Cour avait pris en considération la vulnérabilité particulière des requérants, une famille de demandeurs d’asile avec des enfants mineurs, lorsqu’elle a abouti à la conclusion que leurs conditions d’accueil en Italie risquent de ne pas répondre aux standards de l’article 3 C.E.D.H.[9] De même, dans la décision d’irrecevabilité A.M.E. c. Pays-Bas, la Cour s’est référée à l’absence de vulnérabilité particulière du requérant, un jeune homme célibataire en bonne santé, pour considérer que les conditions d’accueil qu’il rencontrera en Italie seront conformes à l’article 3 C.E.D.H.[10]

Ce faisant, l’arrêt A.S. c. Suisse traduit le malaise de la Cour quant aux mauvais traitements qui découlent de la violation d’un droit de nature socio-économique. Dans sa jurisprudence N. c. Royaume-Uni, elle limite très fortement la protection de l’article 3 C.E.D.H. lorsque le droit à la santé est en cause[11]. Dans sa jurisprudence M.S.S. c. Belgique et Grèce, au contraire, elle confère sa pleine portée à l’article 3 C.E.D.H. en ce qui concerne l’accueil des demandeurs d’asile, au motif qu’il s’agit d’individus particulièrement vulnérables qui bénéficient d’une protection accrue en droit de l’Union européenne. Les faits à l’origine de l’arrêt A.S. se situent à l’embranchement entre ces deux jurisprudences, plaçant la Cour face à une alternative : appliquer le standard N., parce que le requérant est malade, ou appliquer le standard M.S.S., parce que le requérant est un demandeur d’asile. Plutôt que d’opérer un choix clair, la Cour applique ces deux standards en opérant une distinction artificielle au sein du profil du requérant : l’état de santé est évalué à la lumière du standard N., les conditions d’accueil sont évaluées à la lumière du standard M.S.S. en faisant abstraction de la vulnérabilité spécifique du demandeur qui résulte de sa mauvaise santé mentale. Selon nous, il eût été préférable que la Cour développe une approche holistique, qui évalue les conditions d’accueil en Italie à la lumière de l’ensemble des caractéristiques individuelles du requérant, comme dans le précédent Tarakhel c. Suisse.

Peut-on, pour autant, en déduire que l’arrêt A.S. c. Suisse contredit les enseignements de l’arrêt Tarakhel c. Suisse ? Nous ne le pensons pas, en raison des circonstances propres au cas d’espèce, caractérisé par l’accessibilité des soins en Italie. Au-delà des questions théoriques posées par l’arrêt A.S. c. Suisse, qui lève le voile sur les contradictions strasbourgeoises, son enseignement pratique nous parait finalement très limité : au jour de son rendu, le système d’asile italien prend correctement soin des demandeurs d’asile atteints de troubles psychologiques.

Dans deux arrêts rendus ce mois-ci, d’ailleurs, le Conseil du contentieux des étrangers ne s’y est pas trompé. Il a annulé et suspendu le renvoi de demandeurs d’asile qui ne présentaient pas de vulnérabilité particulière vers l’Italie, au motif que l’Office des étrangers n’a pas suffisamment tenu compte de l’évolution des capacités d’accueil du système d’asile italien, suite à l’afflux massif de demandeurs d’asile de ces derniers mois :

« À cet égard, il n’apparait pas que les rappels jurisprudentiels fait par la partie défenderesse, dans la décision attaquée, ainsi que le simple constat que la requérante ne présenterait pas une vulnérabilité aggravée, suffise à considérer que la partie défenderesse n’a pas manqué à cette exigence [de motivation] et ce, compte tenu de ce qui précède, notamment les conséquences de l’actuel afflux massif de demandeurs d’asile en Italie, invoqué par la partie requérante en termes de plaidoirie, rappelés dans le mémoire de synthèse, et non contesté par la partie défenderesse »[12].

L.L.

C. Pour en savoir plus

Consulter l’arrêt :

Cour eur. D.H., 30 juin 2015, A.S. c. Suisse, req. n° 39350/13

Jurisprudence

- C.C.E., 23 septembre 2015, n°153.160 (annulation d’un transfert Dublin vers l’Italie);

- C.C.E., 29 septembre 2015, n° 153.580 (suspension en extrême urgence d’un transfert Dublin vers l’Italie).

Doctrine

- Kruispunt M-I (Vluchtelingenwerk Vlaanderen), « EHRM schroeft Tarakhel-rechtspraak over Dublin asieloverdracht naar Italië terug », Nieuws, 13 août 2015 ;

- NICOLOSI S. et DELBAERE R., « A.S. v. Switzerland: missed opportunity to explain different degrees of vulnerability in asylum cases », Strasbourg Observers, 16 juillet 2015 ;

- Pour une étude de la jurisprudence strasbourgeoise relative à la prise en considération des violations de droits socio-économiques par la Cour européenne des droits de l’homme en matière migratoire, voy. M. MAES, « Artikel 3 EVRM als bescherming tegen socio-economische en humanitaire omstandigheden in het land van herkomst of terugkeer: de rechtspraak van het Europees Hof voor de Rechten van de Mens », T. Vreemd., 2013, p. 19 ;

- Pour des réflexions sur la notion de « vulnérabilité » au sein de la jurisprudence strasbourgeoise, voy. RUET C., « La vulnérabilité dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme », Rev. trim. dr. h., 2015, p. 317 ; PERONI L. et TIMMER A., « Vulnerable groups : The promise of an emerging concept in European Human Rights Convention law », I.CON, 2013, pp. 1056-1085.

Pour citer cette note : L. LEBOEUF, « Le transfert d’un demandeur d’asile atteint de troubles psychologiques vers l’Italie respecte la C.E.D.H. », Newsletter EDEM, septembre 2015.


[1] Cour eur. D.H., 30 juin 2015, A.S. c. Suisse, req. n° 39350/13, §§29 et 30.

[2] Ibidem, §31.

[3] Ibidem, §32.

[4] Ibidem, §36.

[5] Ibidem, §45.

[6] Voy. notamment en ce sens : Cour eur. D.H., 3 octobre 2014, Jeunesse c. Pays-Bas, req. n° 12738/10, §120.

[7] Voy. dans le même sens : S. NICOLOSI et R. DELBAERE, « A.S. v. Switzerland: missed opportunity to explain different degrees of vulnerability in asylum cases », Strasbourg Observers, 16 juillet 2015.

[8] Voy. en ce sens : Kruispunt M-I (Vluchtelingenwerk Vlaanderen), « EHRM schroeft Tarakhel-rechtspraak over Dublin asieloverdracht naar Italië terug », Nieuws, 13 août 2015.

[9] Cour eur. D.H., 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, req. n° 29217/12. Sur cet arrêt, voy. notamment E. NERAUDAU, « Des garanties individuelles avant transfert Dublin litigieux, gage de respect de la Convention EDH », Newsletter EDEM, novembre-décembre 2014.

[10] Cour eur. D.H. (irr.), 13 janvier 2015, A.M.E. c. Pays-Bas, req. n° 51428/10 : « Contrairement aux requérants dans l’affaire Tarakhel c. Suisse, qui formaient une famille avec six enfants mineurs, le requérant est un jeune homme en pleine possession de ses moyens, sans personne à charge ».

[11] Ce qui est d’ailleurs régulièrement dénoncé en doctrine (voy. notamment F. JULIEN-LAFFERIÈRE, « L’éloignement des étrangers malades : faut-il préférer les réalités budgétaires aux préoccupations humanitaires ? », Rev. trim. dr. h., 2009, p. 263 ; J.-P. MARGUENAUD, « La trahison des étrangers sidéens », R.T.D.Civ., 2008, p. 643 ; P. MARTENS, « La nouvelle controverse de Valladolid », Rev. trim. dr. h., 2014, p. 314).

[12] C.C.E., 23 septembre 2015, n° 153.160, §4.3. (annulation). Voy. aussi C.C.E., 29 septembre 2015, n° 153.580 (suspension en extrême urgence).

Publié le 13 juin 2017