Cour eur. D.H., 6 juin 2013, M.E. c. France, req. n°50094/10

Louvain-La-Neuve

Evaluation du risque et traitement accéléré d’une demande d’asile : la Cour eur. D.H. allie subsidiarité et protection effective.

Dans M.E. c. France, la Cour européenne des droits de l’homme réaffirme sa jurisprudence relative à l’évaluation du risque de violation de l’article 3 CEDH dans le pays de renvoi et clarifie sa position relative au traitement accéléré des demandes d’asile. D’une part, en concluant que le renvoi du requérant chrétien copte vers l’Egypte violerait l’article 3 CEDH, la Cour confirme l’importance à accorder aux éléments de preuve objectifs. D’autre part, en validant le traitement accéléré d’une demande d’asile particulièrement tardive conformément à la directive 2005/85 dite « procédure », la Cour assure la cohérence entre sa jurisprudence et le droit de l’Union européenne.

Art. 3 CEDH – Art. 13 CEDH – Directive 2005/85 dite « procédure » Persécution religieuse – Recours effectif – Traitement accéléré – Demande d’asile tardive (violation de l’article 3 CEDH, pas de violation de l’art. 13 CEDH).

A. Arrêt

La Cour européenne des droits de l’homme (ci-après « Cour eur. D.H. ») se prononce sur la requête introduite par un ressortissant égyptien de confession chrétienne copte à l’encontre de la mesure d’expulsion adoptée à son encontre par les autorités françaises. Le requérant invoquait une violation de l’article 3 CEDH, seul et combiné avec l’article 13 CEDH.

En examinant le grief tiré du seul article 3 CEDH, la Cour eur. D.H. rappelle les principes généraux relatifs à l’évaluation du risque de subir la torture ou des traitements inhumains et dégradants dans le pays de renvoi. Premièrement, la charge de la preuve se partage en deux temps. Le requérant doit produire des éléments établissant le risque, tandis que les autorités nationales ont la charge de « dissiper les doutes »[1] éventuellement générés par ces éléments. Deuxièmement, l’établissement des circonstances factuelles par les juridictions internes doit « normalement »[2] prévaloir. Troisièmement, le risque de violation de l’article 3 CEDH s’apprécie en tenant compte à la fois de la « situation générale » prévalant dans le pays de renvoi et des « circonstances propres au cas individuel de l’intéressé »[3]. Quatrièmement, l’appréciation du risque se réalise en fonction des informations disponibles au jour où la Cour eur. D.H. examine l’affaire[4].

En l’espèce, la Cour eur. D.H. note que divers rapports internationaux mentionnent la recrudescence des violences à l’encontre des chrétiens coptes en Égypte et la « réticence »[5] des autorités à lutter contre ce phénomène. Elle considère toutefois que le degré de violence n’atteint pas un niveau tel que chaque chrétien copte risque une violation de l’article 3 CEDH en Égypte[6]. Ensuite, elle se réfère aux « nombreux documents dont l’authenticité n’est pas contestée »[7] produits par le requérant, lesquels attestent la réalité des poursuites pénales exercées à son encontre pour prosélytisme. Si la peine de trois ans de prison encourue pour de tels faits n’atteint pas un degré de gravité suffisant pour emporter violation de l’article 3 CEDH, la condamnation du requérant aurait pour effet de le désigner comme cible privilégiée des violences interconfessionnelles[8]. Au vu de l’impunité dénoncée par divers rapports internationaux, la Cour eur. D.H. « doute sérieusement »[9] que les autorités égyptiennes protègeront le requérant contre de telles violences. Pour ces raisons propres au profil individuel du requérant, son renvoi vers l’Égypte violerait l’article 3 CEDH.

La Cour eur. D.H. se prononce ensuite sur les griefs tirés de l’article 3 CEDH combiné avec l’article 13 CEDH. Elle rappelle que l’exigence du recours effectif découle du caractère subsidiaire du contrôle exercé à Strasbourg[10]. L’objectif est de permettre aux individus invoquant un « grief défendable » tiré de la CEDH de bénéficier d’un « redressement approprié » en droit interne, ce qui leur évite de s’adresser à la Cour eur. D.H. Pour mettre en œuvre un tel recours interne, qui doit être effectif « en pratique comme en droit »[11], les Etats bénéficient d’une marge d’appréciation : l’instance interne peut ne pas revêtir un caractère judiciaire, d’une part, et le redressement approprié ne doit pas nécessairement résulter de l’exercice d’un recours unique mais peut provenir de l’exercice de l’ensemble des voies de recours prévues par le droit national, d’autre part[12]. Dans tous les cas, le requérant doit bénéficier d’un « contrôle attentif » supposant un « examen indépendant et rigoureux » de ses griefs défendables. Cet examen doit être réalisé avec une « célérité particulière » et suppose nécessairement un « recours de plein droit suspensif »[13].

En l’espèce, la Cour eur. D.H. signale d’emblée ne pas remettre en cause « l’intérêt et la légitimité de l’existence d’une procédure prioritaire » tout en limitant l’usage d’une telle procédure aux demandes « dont tout porte à croire qu’elles sont infondées ou abusives »[14]. S’appuyant sur la directive 2005/85 dite « procédure », qui autorise les Etats membres de l’Union européenne à instaurer une procédure prioritaire en pareil cas, elle conclut que « le simple fait qu’une demande d’asile soit traitée en procédure prioritaire et donc dans un délai restreint ne saurait en conséquence, à lui seul, permettre à la Cour de conclure à l’ineffectivité de l’examen mené »[15].

La Cour eur. D.H. admet que les délais prévus par le droit français sont « très contraignants »[16], ce qui a justifié la condamnation de la France dans l’arrêt I.M. relatif à un primo-demandeur d’asile ne maitrisant pas le Français et placé en rétention dès son arrivée[17]. Au regard du caractère « particulièrement tardif »[18] de la demande introduite par le requérant M.E., ce dernier ne peut pas invoquer utilement ces mêmes difficultés. Il aurait pu éviter la procédure prioritaire, et les délais d’examen réduits, s’il n’avait pas attendu le moment de son arrestation près de trois ans après son entrée sur le territoire français pour introduire sa demande d’asile[19]. Pour cette raison, la Cour conclut que le droit à un recours effectif n’a pas été violé en l’espèce.

B. Éclairage

Dans l’arrêt M.E., la Cour eur. D.H. saisit l’occasion de réitérer les principes généraux relatifs à l’évaluation du risque de violation de l’art. 3 CEDH en cas de renvoi, d’une part, et de clarifier sa jurisprudence relative aux procédures accélérées, d’autre part. Ces éclaircissements, qui interviennent quelques mois après l’arrêt H.I.D. et B.A. de la Cour de justice de l’Union européenne et quelques jours après l’adoption de la refonte de la directive procédure[20], permettent de mieux saisir les conditions auxquelles doit répondre le traitement accéléré d’une demande d’asile.

En ce qui concerne l’évaluation du risque de violation de l’article 3 CEDH en cas de renvoi, l’arrêt M.E. participe de la tendance de la Cour eur. D.H. à se focaliser sur les preuves objectives plutôt que sur l’évaluation de la crédibilité des dires du requérant. L’époque de l’affaire N. c. Finlande, où la Cour avait dépêché une délégation de juges sur place pour auditionner le requérant et évaluer la crédibilité de ses dires, est révolue[21]. Dans la droite ligne de ses récents arrêts Singh c. Belgique[22] et Mo.M. c. France[23], la Cour eur. D.H. se focalise sur les éléments de preuve objectifs pour évaluer l’appréciation des circonstances factuelles réalisée par les autorités nationales.

Ce faisant, la Cour eur. D.H. allie les exigences de subsidiarité de son contrôle, et le principe selon lequel « il ne lui appartient normalement pas de substituer sa propre appréciation des faits à celle des juridictions internes »[24], avec sa mission d’assurer la protection de droits « non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs »[25]. Tout en reconnaissant que les autorités nationales sont les mieux placées pour évaluer la crédibilité du récit d’un demandeur d’asile, les juges strasbourgeois évaluent les conclusions factuelles de ces autorités à la lumière des preuves objectives dont ils disposent, qu’il s’agisse de documents d’identité (Singh), de certificats médicaux (Mo. M.) ou encore de convocations (M.E.).

Par contre, comme le souligne avec justesse Nicolas Hervieu, la Cour eur. D.H. évite de se prononcer sur les motivations religieuses sous-tendant la condamnation de M.E. à trois ans d’emprisonnement. La Cour aurait pu considérer que cette condamnation constitue en elle-même un traitement inhumain et dégradant parce qu’elle est infligée en violation du droit à la liberté de religion. Les « juges européens auraient gagné à mobiliser pleinement l’article 9 pour nourrir leur examen sur le terrain de l’article 3 »[26], par exemple en abaissant le seuil de gravité exigé par l’article 3 CEDH lorsqu’un acte est infligé en représailles de l’exercice du droit consacré par l’article 9 CEDH. En l’espèce, cependant, la Cour eur. D.H. évite prudemment cette voie en constatant que la condamnation pénale génère le risque de subir des traitements inhumains et dégradants de la part d’intégristes. Cette circonstance factuelle lui permet d’éviter de limiter son examen à la seule peine d’emprisonnement.

En ce qui concerne la compatibilité du traitement accéléré d’une demande d’asile avec les articles 3 et 13 CEDH, l’arrêt M.E. précise la position de la Cour eur. D.H. quant à la procédure prioritaire française, laquelle impose un délai de cinq jours pour présenter la demande d’asile et prévoit, en cas de rejet, la possibilité d’introduire un recours suspensif contre l’arrêté de reconduite à la frontière dans les quarante-huit heures[27]. Après avoir validé dans Sultani c. France le traitement accéléré d’une seconde demande d’asile[28], la Cour eur. D.H. ne s’oppose pas à l’application de cette même procédure à une demande d’asile particulièrement tardive.

Pour affirmer cela, la Cour eur. D.H. s’appuie sur le droit de l’Union européenne, et la directive 2005/85 dite « procédure »[29]. Cette dernière autorise les Etats à réaliser un traitement accéléré de certaines demandes d’asile lorsque divers motifs permettent de soupçonner la mauvaise foi du demandeur[30]. Elle prévoit en outre que cet examen accéléré se réalise en respectant les « principes de base et les garanties fondamentales »[31] qu’elle fixe. Dans H.I.D. et B.A., la Cour de justice de l’Union européenne souligne ainsi que, dans le cadre du traitement accéléré d’une demande d’asile, les demandeurs « doivent pouvoir bénéficier d’un délai suffisant pour rassembler et présenter les éléments nécessaires pour étayer leur demande, permettant ainsi à l’autorité responsable de la détermination d’effectuer un examen équitable et complet de ces demandes ainsi que de s’assurer que les demandeurs ne sont pas exposés à des dangers dans leur pays d’origine »[32].

Dans l’arrêt M.E., la Cour ne revient pas non plus sur l’exigence d’un examen attentif et rigoureux. Elle renvoie explicitement à sa jurisprudence I.M., où la procédure prioritaire appliquée automatiquement à une première demande d’asile introduite par un demandeur ne maitrisant pas le Français, appréhendé à la frontière et privé de liberté sans « aucun accès à une assistance juridique et linguistique »[33], violait l’article 13 CEDH. La circonstance que M.E. n’a introduit sa demande d’asile que trois ans après son arrivée en France, lors de son arrestation, et qu’il a en conséquence eu l’occasion de rassembler les documents étayant son récit, amène la Cour eur. D.H. à conclure qu’en l’espèce la procédure prioritaire ne viole pas le droit à un recours effectif.

L’arrêt M.E. apparait en conséquence comme un signe d’apaisement et de mise en garde adressé aux États. Un signe d’apaisement parce que, d’une part, l’évaluation de la crédibilité du récit d’un demandeur relève avant tout des autorités nationales et que, d’autre part, la possibilité de traiter certaines demandes d’asile selon une procédure accélérée n’est pas remise en cause. Une mise en garde parce que, d’une part, les éléments objectifs ne peuvent être ignorés par les autorités nationales dans leur examen de crédibilité et que, d’autre part, le traitement accéléré ne peut se réaliser au détriment d’un examen attentif et rigoureux. La subsidiarité du contrôle strasbourgeois suppose une marge d’appréciation factuelle et procédurale au bénéfice des Etats, sans que cette dernière ne puisse aboutir à une violation des droits consacrés par la CEDH.

L.L.

C. Pour en savoir plus

Pour consulter l’arrêt : Cour eur. D.H., 6 juin 2013, M.E. c. France, req. n° 50094/10.

Pour citer cette note : L. Leboeuf, « Évaluation du risque et traitement accéléré d’une demande d’asile : la Cour eur. D.H. allie subsidiarité et protection effective », Newsletter EDEM, juin 2013.


[2] Ibid., § 47.

[3] Ibid., § 48.

[4] Ibid., § 49.

[5] Ibid., § 50.

[6] Ibid.

[7] Ibid., § 51.

[8] Ibid.

[9] Ibid. (« doute sérieux »).

[10] Ibid., § 61.

[11] Ibid., § 62.

[12] Ibid., § 63.

[13] Ibid., § 64.

[14] Ibid., § 66.

[15] Ibid., § 67.

[16] Ibid.,  § 68.

[18] Ibidem, §69.

[19] Ibidem, §68.

[20] Refonte de la directive procédure 2009/065 (COD).

[21] Cour eur. D.H., 26 juillet 2005, N. c. Finlande, req. n°38885/02 ; M. BOSSUYT, « België schuldig aan onmenselijke en vernederende behandelingen wegens schending van het EU-asielrecht door Griekenland », R.W., 2011, p. 1709.

[22] Cour eur. D.H., 2 octobre 2012, Singh et autres c. Belgique, req. n° 33210/11 ; L. LEBOEUF, « Le manque du demandeur d’asile à son devoir de coopération ne dispense pas d’un examen complet des griefs défendables tirés de l’article 3 CEDH », Newsletter EDEM, octobre 2012 ; E. NERAUDAU, « La cour EDH condamne l'examen mené par les instances d'asile en Belgique sous l'angle du recours effectif », R.D.E., 2012.

[24] Voy. par ex. Cour eur. D.H., 22 septembre 1993, Klaas c. Allemagne, req. n° 15473/89, § 29.

[25] Voy. par ex. Cour eur. D.H., 7 juillet 1989, Soering c. Royaume-Uni, req. n° 14038/88, § 87.

[27] Cour eur. D.H., I.M. c. France, op. cit., §§ 50 et 65. Pour plus de détails sur la procédure prioritaire française, voy. les §§ 49 et s.

[28] Cour eur. D.H., 20 septembre 2007, Sultani c. France, req. n°45223/05, § 65 : « le simple fait que sa seconde demande ait été traitée selon une procédure prioritaire dans un délai restreint ne saurait, à lui seul, permettre à la Cour de conclure à l’ineffectivité de l’examen mené ».

[29] Cour eur. D.H., M.E., op. cit., § 66.

[30] Art. 23, § 4, de la directive 2005/85 dite « procédure ».

[31] Art. 6 et s. de la directive procédure ; sur ces garanties voy. J. JAUMOTTE, « Le droit des étrangers : les derniers développements en droit européen – la jurisprudence récente de la C.J.U.E. et de la Cour eur. D.H. », in S. BODART, Droit des étrangers, Bruxelles, Bruylant, 2012, pp. 89 et s.

[32] C.J.U.E., 31 janvier 2013, H.I.D. et B.A., aff. C-175/11, non encore publié au Rec., § 75 ; E. NERAUDAU, « Le traitement accéléré de la procédure d’asile, soumis à toutes les garanties de la Directive Procédure, ne saurait engendrer un examen moins rigoureux », Newsletter EDEM, février 2013.

[33] Cour eur. D.H., I.M. c. France, op. cit., § 151.

Publié le 20 juin 2017