Groupe systématiquement ciblé par Al-Qaïda en Irak : risque de violation de l’article 3 CEDH.
La Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme considère que le renvoi vers l’Irak d’une famille de demandeurs d’asile irakiens, victime d’agressions commises par d’Al-Qaïda en raison de la collaboration du père avec les autorités américaines, emporterait violation de l’article 3 CEDH. Si la capacité des autorités irakiennes à protéger les citoyens est suffisante pour la population générale malgré une détérioration de la sécurité depuis juin 2014, il en va autrement pour les personnes qui appartiennent à un groupe pris pour cible, tel les personnes qui, à l’instar des requérants, ont collaboré avec les autorités des puissances occupantes en Irak après la guerre.
Article 3 CEDH – situation sécuritaire générale en Irak – appartenance à groupe systématiquement ciblé par Al-Qaïda – collaboration avec les puissances occupantes – évaluation ex nunc – mauvais traitements antérieurs – violation.
A. Arrêt
I. Rétroactes
Les requérants, M. J.K., son épouse et son fils, sont trois ressortissants irakiens. Déboutés de leur demande d’asile en Suède, ils ont saisi la Cour européenne des droits de l’homme le 13 septembre 2012, alléguant une violation de l’article 3 CEDH en cas de renvoi vers l’Irak au motif qu’ils risquaient d’être persécutés par Al-Qaïda. Dans son arrêt de chambre rendu le 4 juin 2015, la Cour a conclu à la non-violation de l’article 3 CEDH. Le 19 octobre 2015, l’affaire a été renvoyée devant la Grande Chambre à la demande des requérants.
- Faits survenus en Irak
Pendant de nombreuses années, M. J.K. dirigea sa propre entreprise de construction et de transport, laquelle n’avait que des clients américains et avait son siège sur une base militaire américaine. Il relate avoir été, ainsi que sa famille, victimes de plusieurs agressions commises par des membres d’Al-Qaïda : en 2004, M. J.K. fut la cible d’une tentative de meurtre et passa trois mois à l’hôpital ; en 2005, son frère fut enlevé et menacé de mort au motif que M. J.K. collaborait avec les Américains ; en 2006, leur maison fit l’objet d’une tentative d’attentat à l’explosif ; alors que la famille avait déménagé en Syrie, leur maison et les stocks commerciaux de M. J.K. furent détruits ; en 2008, de retour à Bagdad, la fille de M. J.K décéda d’un tir dirigé contre leur automobile ; les stocks commerciaux de M. J.K furent attaqués quatre ou cinq fois. Après 2008, les requérants ne reçurent plus de menaces ; selon M. J.K. c’est parce que la famille, tout en restant à Bagdad, changea d’adresse à plusieurs reprises.
- Procédure interne
M. J.K. sollicita l’asile et un permis de séjour en Suède en décembre 2010 ; sa demande fut rejetée au motif qu’il avait été enregistré comme ayant quitté le pays. Il la réitéra en 2011, de même que son épouse et son fils. L’office des migrations rejeta la demande. Cette décision fut confirmée par le tribunal des migrations au motif que les actes criminels commis par Al-Qaïda étaient survenus plusieurs années auparavant, que M. J.K. avait mis fin à son commerce, que la famille était restée à Bagdad pendant deux ans sans subir d’autres agressions et qu’en cas de menace persistante, les autorités irakiennes auraient la volonté et la capacité de les protéger. Les requérants interjetèrent appel devant la cour d’appel des migrations, qui déclara l’appel irrecevable en août 2012. Les requérants soumirent alors à l’office des migrations une demande de réexamen de leur dossier, soutenant que M. J.K. était menacé par Al-Qaïda en raison de ses activités politiques. A l’appui de leur demande, ils présentèrent trois vidéos : une interview de M. J.K. en Anglais, une manifestation et un débat télévisé. Leur demande fut rejetée en septembre 2012 ; ils n’interjetèrent pas appel.
- Arrêt de chambre
La Cour a souscrit à l’appréciation des autorités suédoises. Quant à la situation générale en Irak, elle a constaté que s’il y avait eu une aggravation depuis juin 2014, aucun rapport international ne pouvait l’amener à conclure qu’elle était actuellement grave au point de provoquer une violation de l’article 3 CEDH en cas de renvoi. Concernant la situation personnelle des requérants, comme les autorités suédoises, la Cour a relevé que M. J.K. avait cessé ses affaires avec les Américains en 2008, que la dernière attaque violente d’Al-Qaïda contre les intéressés avait eu lieu en octobre 2008, soit près de six ans et demi auparavant, et surtout qu’ils étaient restés à Bagdad jusqu’en 2011 sans avoir fait l’objet d’autres menaces directes. Par ailleurs, la Cour a soulevé des problèmes de crédibilité dans les déclarations des requérants, en ce qu’ils les ont modifiées et ont omis certains éléments au cours de leurs différentes auditions. En outre, elle a observé que certains documents présentés à l’appui de leur demande étaient d’un caractère très sommaire, ce qui pourrait justifier un doute sur leur authenticité. Dès lors, elle a estimé être en accord avec les autorités suédoises sur le manquement des requérants à étayer en suffisance leur allégation selon laquelle ils ont été menacés et persécutés par Al-Qaïda après 2008. La Cour va dans le même sens quant à la crédibilité des déclarations relatives au débat public télévisé auquel a participé M. J.K. et à l’enregistrement y relatif. Partant, elle a estimé que les preuves n’étaient pas suffisantes pour conclure que les requérants courraient un risque réel d’être soumis à la torture ou à des peines ou traitements inhumains ou dégradants en cas de renvoi en Irak et a conclu qu’en conséquence, leur expulsion n’emporterait pas violation de l’article 3 CEDH.
II. Raisonnement et décision de la Grande Chambre
Après avoir rappelé de manière systématique les principes généraux prévalant dans les affaires d’expulsion, la Cour souligne que les requérants n’ayant pas été expulsés, la question de savoir s’ils seraient exposés à un risque réel en cas d’expulsion vers l’Irak doit faire l’objet d’un examen eu égard à la situation actuelle (pts 106-107). Elle envisage ensuite la situation générale en Irak ainsi que la situation personnelle des requérants, l’existence d’un risque de mauvais traitements contraires à l’article 3 CEDH en cas de renvoi vers le pays d’origine devant être examinée à la lumière de l’un et l’autre.
Concernant la situation générale en matière de sécurité en Irak, la Cour note d’abord que tant l’office des migrations en 2011 que le tribunal des migrations en 2012 ont conclu qu’elle n’était pas de nature à créer un besoin général de protection internationale pour les demandeurs d’asile, constat confirmé par l’arrêt de chambre en 2015. Elle précise ensuite adhérer à la position du Gouvernement selon lequel l’intensité de la violence à Bagdad ne présente pas un risque réel que des individus subissent des traitements contraires à l’article 3 CEDH, position qu’elle estime étayée (rapport du ministère britannique de l’Intérieur d’avril 2015, rapports de Landinfo Norvège de 2014 et 2015), contrairement à celle des requérants. Dès lors que la situation générale en matière de sécurité n’empêche pas en soi l’éloignement des requérants, la Cour doit procéder à l’examen de leur situation personne afin de rechercher si elle est telle qu’ils se trouveraient exposés à un risque réel de subir des traitements contraires à l’article 2 s’ils étaient expulsés vers l’Irak (pts 108-111).
Quant aux circonstances propres au cas des requérants, la Cour observe un raisonnement en quatre temps.
Premièrement (pts 112-115), la Cour établit qu’étant donné que les menaces ayant visé M. J.K. et les membres de sa famille résultaient essentiellement des activités de celui-ci, elle ne se concentrera que sur sa propre situation. Elle rappelle que l’appréciation de la situation personnelle se fait du point de vue des conditions d’aujourd’hui ; autrement dit, la principale question qui se pose n’est pas de savoir comment les autorités suédoises ont évalué le dossier à l’époque (en 2011 et 2012) mais bien de savoir si, dans le contexte actuel, les requérants seraient encore confrontés à un risque réel d’être persécutés en cas de renvoi en Irak. La Cour constate que le récit des requérants est globalement cohérent, crédible et compatible avec les informations pertinentes sur le pays d’origine provenant de sources fiables et objectives et estime qu’il n’y a aucune raison de mettre en doute le constat des autorités suédoises suivant lequel la famille a été exposée aux formes les plus graves de violence de la part d’Al-Qaïda, constat qui ne paraît par ailleurs pas avoir été remis en cause ni par l’office des migrations dans ses observations ni par le tribunal des migrations dans ses conclusions. Au vu de ce constat, elle estime qu’il existe un « indice solide » montrant qu’en Irak, les requérants demeuraient exposés à un risque émanant d’acteurs non étatiques et qu’il appartient au Gouvernement de dissiper les doutes éventuels au sujet de ce risque. A cet égard, la juridiction strasbourgeoise note que le Gouvernement a soutenu devant elle que l’office des migrations avait estimé devant le tribunal des migrations que les documents soumis par les requérants concernant les faits censés être survenues en septembre et en novembre 2011 avaient un caractère sommaire et une faible valeur probante, et qu’il avait demandé aux requérants pourquoi ils n’avaient pas, antérieurement dans le cadre de la procédure d’asile, présenté des observations plus précises sur la poursuites des exactions après 2008. Le Gouvernement a tiré de cette circonstance, ainsi que de la date et la manière choisies pour se prévaloir du DVD contenant l’enregistrement audiovisuel du débat télévisé auquel. J.K avait participé, que le récit des requérants manquait de crédibilité. Ces derniers ont contesté cet argument. Or, la Cour observe que ni l’office des migrations ni le tribunal des migrations n’a tenu dans ses conclusions respectives un raisonnement concret plus poussé sur la crédibilité des requérants, pas plus que sur le DVD, et que, par conséquent, elle ne bénéficie pas de leur appréciation sur ces points. Toutefois, elle estime qu’il n’y a pas lieu de résoudre le désaccord des parties à cet égard puisque, quoi qu’il en soit, il ne ressort pas des décisions internes qu’elles excluent totalement l’existence d’un risque persistant émanant d’Al-Qaïda mais plutôt qu’elles confirment que – à la date de leur adoption – la capacité d’Al-Qaïda à opérer librement avait décliné, de même que l’infiltration des autorités par le groupe, et qu’à l’inverse la capacité des autorités à protection les requérants avait augmentée.
Deuxièmement (pts 116-117), la Cour relate qu’il ressort de divers rapports émanant de sources fiables et objectives (document d’information sur l’Irak de 2009 et directive de 2014 du ministère britannique de l’Intérieur) que les personnes qui ont collaboré d’une façon ou d’une autre avec les autorités des puissances occupantes en Irak après la guerre ont été et continuent d’être prises pour cible par Al-Qaïda et d’autres groupes. Considérant l’appartenance de M. J.K. à un groupe de personnes systématiquement prises pour cible en raison de leurs liens avec les forces armées américaines, la Cour précise être consciente que le niveau et la forme de la « collaboration » avec des troupes et autorités étrangères sont variables et que par conséquent, le niveau de risque l’est également. Il est établi M. J.K a subi des mauvais traitements jusqu’en 2008. A cet égard, elle souligne deux éléments relevant, d’une part, les contacts de ce dernier avec les forces américaines étaient largement visibles dès lors que son bureau se trouvait sur une base militaire américaine et, d’autre part, les rapports consultés ne corroborent en rien l’hypothèse – portée par les autorités suédoises – suivant laquelle les menaces d’Al-Qaïda s’étaient interrompues lorsque M. J.K. avait mis un terme à ses relations commerciales avec les forces américaines. Au vu de ces circonstances propres à l’espèce, la Cour estime qu’en cas de renvoi vers l’Irak, les requérants seraient exposés à un risque réel de continuer à subir des persécutions de la part d’acteurs non étatiques.
Troisièmement (pts 118-120), la Cour se pose la question connexe de savoir si les autorités irakiennes seraient à même de fournir une protection aux requérants. Elle reprend les informations tirées des sources objectives les plus récentes en matière de droits de l’homme qui indiquent que : le système de sécurité et de droit irakien présente des déficiences dans sa capacité et son intégrité ; le défaut de protection effective des droits de l’homme a été exacerbé par la corruption à grande échelle et à tous les niveaux de l’Etat et de la société ; seuls des efforts limités ont été fournis par les forces de sécurité pour prévenir ou faire face à la violence sociétale. Cela étant, elle ne peut que constater que la situation s’est détériorée depuis 2011 et 2012, époque à laquelle les autorités suédoises ont apprécié la situation et avaient conclu que, si des menaces devaient persister, il était probable que les services répressifs irakiens auraient tant la volonté que la capacité d’offrir aux demandeurs la protection nécessaire. Et d’ajouter que cette question doit être envisagée dans le contexte d’une dégradation générale de la sécurité, marquée par un accroissement de la violence interconfessionnelle ainsi que par les attentats et avancées de l’EIIL, ce qui a pour conséquence que de vastes zones du territoire sont soustraites au contrôle effectif du gouvernement irakien.
Quatrièmement (pts 121-122), à la lumière de l’examen de la situation générale complexe et instable en matière de sécurité, la Cour estime que la capacité des autorités irakiennes à protéger les citoyens est amoindrie. Elle considère que si le niveau actuel de protection est peut-être suffisant pour la population générale, il en va autrement pour les personnes qui, à l’instar des requérants, appartiennent à un groupe pris pour cible. Partant, compte tenu des circonstances propres à la cause des requérants, la Cour n’est pas convaincue que, dans la situation actuelle, l’Etat irakien serait apte à leur fournir une protection effective contre les menaces proférées par Al-Qaïda ou d’autres groupes privés. Elle considère donc que la juxtaposition des effets de la situation personnelle des requérants et de la capacité restreinte des autorités irakiennes à les protéger génère un risque réel de mauvais traitements en cas de renvoi en Irak. Elle précise encore que la capacité des autorités des autorités irakiennes à protéger les requérants devant être tenue pour amoindrie dans l’’ensemble du pays, la possibilité d’une réinstallation interne en Irak n’est pas une option réaliste dans le cas des requérants.
Par conséquent (pt 123), la Cour estime qu’il y a des motifs sérieux et avérés de croire qu’en cas de renvoi en Irak, les requérants y courront un risque réel d’être soumis à un traitement contraire à l’article 3 CEDH et que partant, la mise en œuvre de la décision d’expulsion dont ils font l’objet emporterait violation de l’article 3.
B. Éclairage
L’arrêt commenté a ceci de particulièrement intéressant que la Grande Chambre y consacre des développements importants – en termes de longueur et de fond – à présenter les principes généraux qui guident la Cour dans les affaires d’expulsion et ce, d’une manière systématique et synthétique. En outre, il clarifie la nature de l’appréciation ex nunc à laquelle la Cour se livre en vertu de l’article 3 CEDH. Les observations que le cadre de la newsletter permettent de faire sont largement éclairées par les opinions – concordantes et dissidentes – attenantes à l’arrêt. Les juges strasbourgeois s’étendent en effet sur le rappel – voire l’établissement – de ces principes généraux et apportent se faisant un intérêt supplémentaire au commentaire. La question centrale de l’arrêt étant de savoir comment traiter les allégations des requérants relatives à des faits ultérieurs censés s’être produits après que les activités y ayant donné cours aient cessé, donc plus généralement les « persécutions passées », le présent commentaire s’axe sur les principes généraux relatifs à la répartition de la charge de la preuve et les mauvais traitements antérieurs.
Comme rappelé ci-avant, la chambre a, à l’instar des autorités suédoises, remis en question la crédibilité des requérants ainsi que la valeur probante et l’authenticité de certains éléments de preuve dans son examen de leur situation individuelle (pts 57-59), l’amenant à conclure, en considérant entre autres que les requérants n’ont pas apporté la preuve d’autres menaces directes à leur encontre, qu’il n’y a pas de preuve suffisante pour estimer que les requérants courraient un risque réel d’être soumis à des traitements contraires à l’article 3 CEDH en cas de renvoi en Irak (pt 60). Dans son opinion partiellement dissidente, le juge Zupančič – rejoint par le juge De Gaetano – avait estimé que « […] quel que soit la prétendue faiblesse de la valeur probante de certaines des preuves présentées aux autorités suédoises, il est irrationnel de soutenir que la charge de la preuve et le risque de non-persuasion devraient peser exclusivement sur les requérants. Les attaques contre le requérant, d’une part, et la mort de sa fille des mains d’Al-Qaïda, de l’autre, sont plus que suffisants pour créer une présomption en faveur de la demande d’asile des requérants. Cela signifie que la charge de la preuve et le risque de non-persuasion devraient peser sur l’Etat, en particulier devant la Cour européenne des droits de l’homme. La charge de la preuve devrait donc incomber à l’Etat défendeur qui devra prouver que le requérant (ou les requérants en l’espèce) ne sera pas soumis à des conditions contraires à l’article 3 lors de son retour en Irak » . Il souligne alors « l’approche bizarre » de l’appréciation de la preuve par les autorités suédoises, comme si le manque de crédibilité des requérants sur certaines questions réduisait à néant la valeur probante d’autres faits attestés.
Les deux juges ont réitéré ces observations dans d’autres affaires suédoises, notamment dans l’arrêt R.H. du 10 septembre 2015, relatif à une requérante somalienne craignant d’être maltraitée et/ou tuée par ses oncles au motif qu’elle avait refusé un mariage forcé avant de quitter la Somalie ou d’être forcé à consentir à ce mariage et invoquant également la situation générale en Somalie pour les femmes et en particulier celles qui ne peuvent compter sur le soutien des hommes de leur entourage, ce qui les expose au risque de vivre seules dans un camp de réfugiés. Ils renvoient à leurs opinions dans l’arrêt J.K. et constatent que la Cour, « [o]nce again », arrive à la même conclusion que les juridictions suédoises délaissent un examen du contexte général pour se focaliser sur les contradictions et les incohérences mineures des déclarations du requérant. Ils considèrent cette méthode comme étant inacceptable et soulignent que cet effet de contagion est constant dans les affaires suédoises : « It cannot be overemphasised in this and in other similar cases that the evidentiary burden and the risk of non-persuasion, once the prima facie case has been established in favour of the applicants, lies squarely on the Government ». Et d’ajouter : « The European Court of Human Rights is the court of last resort where this ought to happen ». Le commentaire de l’arrêt R.H., dans une précédente newsletter, avait mis en avant que ces affaires dans lesquelles la Cour s’attarde, elle aussi, sur les imprécisions et divergences minimes du récit du requérant et lui en tient définitivement rigueur semblent s’éloigner quelque peu de la jurisprudence Singh dans laquelle elle a condamné la Belgique parce que « l’examen du risque objectif d’une violation de l’article 3 CEDH a été occulté par l’examen de la crédibilité des requérants et les doutes quant à la sincérité de leurs déclarations » (pt 100).
A cet égard, il semble, à l’instar du juge Zupančič dans son opinion de l’arrêt de chambre, qu’au moins deux faits indiscutables en l’espèce concernent l’attaque directe d’Al-Qaïda contre M. J.K. et la mort par balle de sa fille à Bagdad. Ces deux faits sont liés à la situation générale à Bagdad et en Irak, c’est-à-dire à la présence plus ou moins continue de cette organisation terroriste et à la menace qu’elle constitue. Le fait qu’une personne ait déjà été victime d’une attaque directe ce type devrait conduire la Cour à examiner très attentivement le danger constant pour les requérants. Il semble que c’est à un tel examen attentif que la Grande Chambre a procédé dans l’arrêt de renvoi, employant une formulation spécifique à laquelle elle n’a encore jamais eu recours (voy. infra).
Dans ce qui pourrait presque être qualifié de « leçon de méthode » sur les principes généraux, la Grande Chambre fait, entre autres, le point sur la répartition de la charge de la preuve (pts 91-98) ainsi que sur les traitements antérieurs comme indices de l’existence d’un risque (pts 99-102). Elle rappelle, d’une part, qu’il ressort de sa jurisprudence constante concernant la charge de prouver dans les affaires d’expulsion qu’il appartient en principe au requérant de produire des éléments susceptibles de démontrer qu’il y a des raisons sérieuses de penser que, si la mesure incriminée était mise à exécution, il serait exposé à un risque réel de se voir infliger des traitements contraires à l’article 3 CEDH et, d’autre part, que lorsque de tels éléments sont soumis, il incombe au Gouvernement de dissiper les doutes éventuels à ce sujet. En outre, des questions particulières se posent lorsqu’un demandeur d’asile allègue avoir l’objet par le passé de mauvais traitements car cela peut être pertinent pour évaluer le risque qu’il subisse de tels traitements à l’avenir. La Cour reprend d’abord sa jurisprudence constante selon laquelle pour évaluer un tel risque, il faut dûment tenir compte du fait que l’intéressé a indiqué de manière plausible, sur la base de certificats médicaux par exemple, avoir par le passé été soumis à un traitement contraire à l’article 3 CEDH, le cas échéant il incombe à l’Etat de dissiper les doutes éventuels concernant le risque qu’il y soit à nouveau soumis en cas de mise en œuvre de son expulsion. Ensuite, après s’être référée à des dispositions et principes contenus dans la directive qualification et dans des documents de l’UNHCR, elle formule sans plus d’explication la déclaration suivante :
« La Cour considère que l’existence de mauvais traitements antérieurs fournit un indice solide d’un risque réel futur qu’un requérant subisse des traitements contraires à l’article 3, dans le cas où il a livré un récit des faits globalement provenant de sources fiables et objectives sur la situation générale dans le pays concerne. Dans ces conditions, c’est au Gouvernement qu’il incombe de dissiper les doutes éventuels au sujet de ce risque. » (pt 102).
Appliquant ces principes généraux au cas d’espèce, elle constate que les requérants ont été exposés à des mauvais traitements de la part d’Al-Qaïda, que leur récit est globalement cohérent et crédible et compatible avec les informations pertinentes sur le pays d’origine provenant de sources fiables et objectives et que, dès lors, elle peut estimer qu’il existe un indice solide montrant qu’en Irak, ils demeuraient exposés à un risque émanant d’acteurs non étatiques (pt 114).
Selon le juge Ranzoni, dans son opinion dissidente, on ne distingue pas clairement si l’intention de la Cour par l’utilisation de cette formule est de refléter les principes définis par la jurisprudence ou si de nouveaux principes doivent être établis. Pour lui, il s’agit de nouveaux principes, présentés dans un raisonnement suffisant. Il avance quatre raisons sous-tendant son inquiétude quant à ces nouveaux principes : (1) leur genèse n’est pas expliquée dans l’arrêt ; (2) ils constituent un mélange déséquilibré et fragmentaire de la jurisprudence actuelle et d’autres jurisprudences internationales ; (3) ils mêlent différents éléments tels que la charge de la preuve, la crédibilité et les conséquences de mauvais traitements antérieurs de façon incohérente et insatisfaisante ; (4) eu égard à la jurisprudence actuelle, leur établissement n’est pas nécessaire (pts 4-5). Le juge se livre alors à une évaluation approfondie des quatre critères et de leur application (pts 6-11), à savoir « mauvais traitements antérieurs », « indice solide », « globalement » et « doutes éventuels » qu’il estime être des termes problématiques dans leur origine, leur compréhension et leur interprétation.
Bien qu’elle marque une opinion concordante, la juge O’Leary émet également des inquiétudes quant à la « nouvelle » déclaration de la Cour. Selon elle, la Cour présente une formule « bien intentionnée », mais « légèrement bricolée », qui posera en pratique des difficultés aux autorités compétentes : comment un juge national est-il censé appliquer l’article 4, § 4 de la directive qualification à travers le prisme de la transposition dans la législation nationale, tout en veillant à se conformer aux exigences de l’article 3 CEDH, pour concilier l’« indice sérieux » de la directive et l’« indice solide » dont la Cour semble faire à présent le critère pertinent au regard de l’article 3, d’autant plus qu’aucune explication n’est donnée quant à ce changement de formulation (pt 7) ?
L’avancée positive de l’arrêt de renvoi par rapport à l’arrêt de chambre est que la Grande Chambre semble moins « traquer » les contradictions et incohérences mineures des déclarations des requérants, à l’instar des autorités suédoises qui n’ont pas fait d’observations sur ce point, dans leurs observations respectives. L’évaluation de la crédibilité s’en trouve, dans une certaine mesure, « remise à sa place » dans l’examen du besoin de protection comme étant un mode de preuve, à côté des preuves matérielles, et ce en vertu du libellé de l’article 4 de la directive qualification. Autrement dit, si la question de la crédibilité du demandeur est un élément clef de l’examen de la demande de protection, il s’agit toutefois d’une étape dans l’analyse de la qualification qui peut être jugée comme nécessaire, mais pas suffisante pour répondre à la question de l’existence d’une crainte. Or, il ressort en effet bien trop souvent de l’analyse de la jurisprudence et des pratiques administratives des autorités en charge de l’octroi du statut de réfugié ou de la protection subsidiaire que celles-ci ne prennent en considération les preuves matérielles introduites par les demandeurs qu’en vue d’appuyer la conviction, l’intuition, positive ou négative, qu’elles se sont déjà forgées au terme de l’examen de la crédibilité.
La nouvelle formulation introduite par la Cour (pt 102) risque de venir jeter un flou sur l’évaluation de la crédibilité et le partage de la charge de la preuve, éléments déjà extrêmement complexes à cadrer, notamment en présence de persécutions passées, comme c’est le cas en l’espèce. En effet, l’interprétation des termes relatifs à l’article 3 dans les affaires d’expulsion utilisés par la jurisprudence constante de la Cour et la manière d’évaluer leur application dans les cas d’espèce, de même que l’interprétation et l’application par les juges nationaux des critères établis par la Convention de Genève et la directive qualification, posent les questions et difficultés que l’on connaît, propres à un contentieux dans lequel l’intuition, malgré toute la dangerosité qu’on lui reconnaît, et l’intime conviction balisent les prises de décision. Et à cela, dans l’arrêt commenté, les juges strasbourgeois consacrent de nouveaux vocables, sans plus d’explication. A cela s’ajoute la difficulté de leur interprétation et la question de savoir s’il s’agit de nouveaux principes généraux ou d’un complément, voire d’une reformulation.
Malgré la formule neuve utilisée par la Grande Chambre, à propos de laquelle les avis divergeront assurément pour ce qui est de son application en tant que principe général, il faut saluer sa volonté – même « bricolée » pour reprendre les termes de la juge O’Leary – de préciser le cadre de l’évaluation du risque qu’un individu qui a subi des mauvais traitements par le passé en soit encore victime à l’avenir. En effet, les cas des persécutions passées sont nombreux en pratique, et notamment très problématiques et difficilement considérés dans les affaires relatives aux pratiques traditionnelles néfastes, tels les mutilations génitales féminines, les mariages forcés et les violences domestique, dont font l’objet les femmes dans les sociétés patriarcales.
H.G.
C. Pour aller plus loin
Pour lire l’arrêt :
Cour eur. D.H. [GC], 23 août 2016, J.K. et autres c. Suède, req. n° 59166/12.
Jurisprudence :
- Cour eur. D.H., 4 juin 2015, J.K. et autres c. Suède, req. n° 59166/12.
- Cour eur. D.H., 10 septembre 2015, R.H. c. Suède, req. n° 4601/14.
Doctrine :
Pour citer cette note : H. Gribomont, « Groupe systématiquement ciblé par Al-Qaïda en Irak : risque de violation de l’article 3 CEDH », Newsletter EDEM, septembre 2016.