C.C.E., 25 juillet 2023, n° 292 308

Louvain-La-Neuve

« Distinguer l’essentiel de l’accessoire » : le C.C.E. invite le C.G.R.A. à tenir compte du profil d’une requérante sénégalaise en évaluant de manière approfondie ses craintes et leurs répercussions sociales.

C.C.E. – Ressortissante sénégalaise – Introduction d’une demande de protection internationale en Belgique – Violences domestiques – Accusations de sorcellerie – Appréciation du profil particulier – Répercussions sociales – Renvoi au C.G.R.A. pour instruction complémentaire.

Le Conseil du contentieux des étrangers réforme une décision de refus du Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides s’agissant d’une ressortissante sénégalaise ayant fui son pays en raison de violences domestiques et d’accusations de sorcellerie. Le Conseil estime que l’instruction du dossier est insuffisante et que la crédibilité du récit de la requérante n’est pas valablement remise en cause en ce que le C.G.R.A. se prononce essentiellement sur des éléments « périphériques » à ceux qui fondent la demande. Il souligne le profil particulier de la requérante et apprécie la durée de son parcours d’asile pour tempérer les imprécisions de son récit. Il invite également le C.G.R.A. à évaluer la crédibilité et les répercussions que les accusations de sorcellerie auraient eues sur la vie sociale de la requérante. Il renvoie l’affaire au C.G.R.A. pour instruction complémentaire.

Zoé Crine

A. Arrêt

La requérante est de nationalité sénégalaise, d’origine wolof et de confession musulmane. Elle introduit un recours devant le Conseil du contentieux des étrangers (ci-après, C.C.E.), contre une décision de refus d’octroi du statut de réfugié et du statut de protection subsidiaire du Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides (ci-après, C.G.R.A.) à son encontre. À l’appui de son recours, la requérante fait valoir ses craintes en cas de retour au Sénégal, en raison des accusations de sorcellerie portées à son égard par la coépouse de son mari.

À l’appui de sa demande de protection, la requérante expose les faits suivants : veuve et mère d’une petite fille, elle se marie dans le cadre d’un second mariage en 2006. En 2015, suite au décès de son second mari, la requérante se retrouve veuve une nouvelle fois. Deux années plus tard, en 2017, la fille de la coépouse de son mari défunt meurt d’une maladie à l’âge de 4 ans. Suite aux explications d’un marabout convoqué par la coépouse pour tenter de trouver des explications à ce décès, la coépouse est avertie du fait que la mort résulte de la présence d’une sorcière vivant sous son toit, laquelle aurait tué l’enfant en suçant son sang. Suite à cette annonce, la requérante est accusée de sorcellerie par la coépouse et subit harcèlement et menaces de mort par cette dernière et ses frères. Lors de ces harcèlements, la requérante est un jour frappée et emmenée à l’hôpital. Accusée d’être responsable de la mort de l’enfant, la requérante fait appel aux services de police dans le but de tenter une médiation mais cet appel reste vain. Craignant pour sa vie, la requérante quitte le Sénégal en novembre 2018. Elle rejoint d’abord la France, en y restant six mois dans une famille indiquée et choisie par son passeur. Elle continue son trajet vers la Belgique, où réside sa fille, qu’elle rejoint en mai 2019. Elle introduit une demande de protection internationale sur le territoire belge en date du 6 mai 2019, à l’appui de laquelle elle verse sa carte d’identité sénégalaise.

Le C.G.R.A. estime que la requérante n’apporte pas d’éléments suffisants permettant de considérer qu’il existe dans son chef une crainte fondée de persécution au sens de la Convention de Genève du 28 juillet 1951. D’une part, le C.G.R.A. n’est pas convaincu des menaces de mort dont la requérante aurait été victime. Le C.G.R.A. estime peu crédible que la requérante ait vécu durant une année dans la maison de son mari défunt alors même qu’elle y subissait des menaces de mort ainsi que des coups et insultes. Le C.G.R.A. souligne encore que ces menaces de mort doivent être relativisées dès lors que les frères de la coépouse n’ont pas essayé de la tuer alors même qu’ils auraient pu le faire en toute impunité. Aussi, le C.G.R.A. estime invraisemblable que la requérante ait été menacée de mort par ceux-ci pendant presque un an sans qu’elle ait davantage cherché à se renseigner à leur sujet. Il souligne par ailleurs que la liste de biens énumérés par la requérante, vendus pour financer son départ du Sénégal, montre que cette dernière avait les moyens de louer un autre logement au pays et de quitter le domicile conjugal.

D’autre part, le C.G.R.A. soutient que la requérante manque d’apporter des éléments matériels qui valideraient ses déclarations de départ du Sénégal et d’arrivée en France. Il relève également des contradictions et des imprécisions au niveau des dates de départ du pays et des prises de contact avec le passeur l’ayant aidé à en sortir. Il estime encore que la requérante ne parvient pas à expliquer qu’elle soit restée six mois dans une famille désignée en France, sans que sa fille, présente sur le territoire belge, ne soit venue lui rendre visite à cette période. Il souligne le fait que la requérante est restée six mois sur le territoire français sans demander la protection internationale, ce qui ne correspond pas, pour le C.G.R.A., « à l’attitude d’une personne qui se sent en danger de mort en cas de retour dans son pays ». Le C.G.R.A. relève également que la requérante n’a versé à l’appui de sa demande aucun document attestant de son passage à l’hôpital. Il n’est pas convaincu que la police, auprès de laquelle elle a tenté de porter plainte, ait conservé ses documents et s’estime surpris que la requérante n’ait pas demandé copie de ceux-ci.

En raison du manque de crédibilité générale de son récit de, le C.G.R.A. rejette la demande de la requérante.

Le C.C.E., saisi d’un recours contre la décision du C.G.R.A., souligne d’abord que la crédibilité des faits de la requérante n’est pas « valablement remise en cause ». Il soutient en effet que l’examen de crédibilité porte sur des éléments « périphériques » du récit de la requérante, n’ayant pas d’incidence significative dans l’appréciation des faits invoqués à l’appui de sa demande. Le C.C.E. estime que le C.G.R.A. reste en défaut de montrer en quoi ces éléments peuvent remettent en cause la crédibilité des accusations de sorcellerie portées contre elle, ainsi que les autres événements violents dont la requérante dit avoir été victime dans son pays d’origine. Il relève encore que certains motifs de la décision attaquée portant sur les imprécisions relevées du récit paraissent « excessifs », au vu du profil « relativement âgé » de la requérante et des quatre années écoulées entre le début de ses problèmes au Sénégal et son entretien personnel au C.G.R.A. (§ 8.2).

Ensuite, il estime que l’instruction du dossier est insuffisante et qu’elle ne permet pas d’évaluer le bien-fondé des craintes de la requérante en cas de retour au Sénégal. Le C.C.E. constate en effet que les imprécisions reprochées à la requérante portent sur des propos pour lesquels « elle a été interrogée de manière très superficielle » (§ 8.4). Aussi, le C.C.E. souligne que la décision du C.G.R.A. ne se prononce pas sur les accusations de sorcellerie portées à son encontre et les répercussions sociales que celles-ci auraient eues sur la vie quotidienne de cette dernière. Ces accusations, selon le C.C.E., n’ont pas fait l’objet d’interrogations approfondies durant l’entretien personnel de la requérante.

Au vu de ce qui précède, le C.C.E. estime qu’il ne peut ni confirmer ni réformer la décision attaquée en ce que l’instruction du C.G.R.A. est insuffisante. Il annule la décision attaquée et la renvoie au C.G.R.A. pour qu’il procède aux mesures d’instruction nécessaires.

B. Éclairage

Divers éléments méritent d’être soulignés dans cet arrêt.

D’une part, il convient de s’attarder sur le profil de la requérante, en ce que le C.C.E. relève qu’il s’agit d’une dame dont « l’âge est relativement avancé », profil généralement peu représenté dans les premières demandes d’asile[1]. Le C.C.E., dans son raisonnement, met en évidence ce profil particulier en invitant à une interprétation plus « souple » des imprécisions de la requérante à cet égard, en soulignant que certains motifs de la décision attaquée lui paraissent « excessifs » (§ 8.2). En parallèle à la question de l’âge, le C.C.E. évoque aussi la question de la durée du parcours d’asile de la requérante, évoquant les « quatre années […] écoulées entre le début de ses problèmes allégués et son entretien personnel » (§ 8.2). La dimension « temps », située entre les débuts des problèmes de la requérante qui ont suscité sa fuite et leur restitution orale au travers d’un entretien personnel, est pertinente à souligner dans une logique d’identification des vulnérabilités, logique qui met ici en évidence un élément « situationnel », à savoir, la longueur d’un parcours d’exil[2]. Dans le cas en l’espèce, la variable « âge » cumulée à celle de la longueur de la procédure permet d’ouvrir la voie à une approche plus contextualisée des vulnérabilités de la requérante, en appréciant son profil particulier. Pour rappel, le droit d’asile belge comme le droit européen (et notamment, l’article 24 de la directive dite « procédures ») établissent un lien explicite entre la vulnérabilité et les besoins procéduraux spéciaux d’un demandeur d’asile. Autrement dit, comme le souligne Johanna Pétin, « pour être considéré comme vulnérable et bénéficier alors d’une prise en charge spécifique, un demandeur d’asile doit avoir des besoins particuliers résultant de sa vulnérabilité spéciale ». Dans le cas en l’espèce, le C.G.R.A., contrairement au C.C.E., n’aborde pas dans sa motivation le profil particulier de la requérante. On notera que si certains juges du C.C.E. ont soulevé les dimensions « chronophages » des motivations « extrêmement longues » du C.G.R.A., ponctuées par des répétitions et formules in extenso (C.C.E., 20 juillet 2023, no 292 226, § 4.4.2), ces motivations restent toutefois les bienvenues quand il s’agit de souligner la prise en compte des vulnérabilités d’un profil particulier (en l’espèce, d’une femme âgée, veuve, seule, victime de violences domestiques) dans le cadre d’un examen rigoureux de la demande de protection. Ces motivations restent d’autant plus nécessaires qu’elles font écho à l’obligation du C.G.R.A., établie dans l’article 48/9 de la loi du 15 décembre 1980[3], d’évaluer les besoins procéduraux spéciaux du demandeur fournissant un soutien adéquat au long de sa procédure. Au-delà de leur aspect purement juridique, ces motivations restent également utiles comme indicateur de rigueur et de prudence du C.G.R.A. dans son analyse et dans sa volonté de prendre en compte le profil particulier de la requérante, et par là même, de contribuer à une forme d’individualisation plus fine dans l’évaluation de ses craintes.

La nécessité de tenir compte des facteurs « situationnels » pour analyser les aptitudes probatoires et finalement, les capacités procédurales des requérant·e·s, a déjà été relevée dans un autre commentaire d’arrêt de ces Cahiers (C.C.E., 30 avril 2021, no 253 776). Dans cet arrêt, le Conseil soulignait la situation « très précaire » de la requérante sur le territoire belge (sur un plan matériel, personnel et médical) pour « justifier à suffisance » qu’elle ne puisse restituer de manière plus complète certains éléments de son récit (§ 5.6.2). L’impact non négligeable du facteur « temps » comme générateur de vulnérabilités des demandeurs d’asile a par ailleurs été reconnu dans le cadre de l’étude européenne VULNER. Le rapport de la Belgique souligne clairement comment les temporalités de la procédure d’asile, parmi d’autres facteurs propres à son fonctionnement, contribuent à vulnérabiliser les demandeurs et influencent, à terme, leur possibilité de répondre de manière adéquate aux exigences de la procédure à laquelle ils sont soumis.

D’autre part, on ne peut que souligner la démarche du C.C.E. qui invite non seulement le C.G.R.A. à distinguer l’essentiel de l’accessoire (en indiquant, notamment, que les motivations du C.G.R.A. se fondent sur des éléments « périphériques » du récit de la requérante), mais surtout à évaluer les conséquences des accusations partagées par la requérante sur sa vie sociale[4]. En se fondant sur les notes de l’entretien personnel, le C.C.E. constate en effet que la requérante dit subir une forme « d’ostracisation », se traduisant par une liberté de mouvement très limitée : la requérante souligne « qu’elle était menacée et mal vue dans son quartier, que tout le monde l’évitait, que personne ne voulait lui parler, qu’elle ne pouvait plus sortir de la maison familiale et ne pouvait donc plus se rendre à la mosquée ou au marché pour faire ses courses ». L’appréciation du C.C.E. concernant les répercussions « sociales » des accusations de sorcellerie à l’encontre de la requérante mérite d’être soulignée à double titre : d’abord, parce qu’elle permet de conclure que la crainte mérite une analyse en contexte, autrement dit, que le contexte dans lequel s’inscrit la demande de la requérante est essentiel pour évaluer le bien-fondé de sa crainte, en ce que les violences de genre (et les violations des droits humains qui en découlent) se jouent précisément dans les rapports socialement établis et hiérarchisés. Aussi, l’étude du H.C.R. sur l’évaluation de la crédibilité souligne la nécessité de tenir compte in concreto du profil des demandeuses d’asile, profil qui doit s’apprécier à l’aune de certaines contraintes sociales (en termes d’accès à l’information, de connaissance de la loi par les femmes ou de possibilités de saisir les autorités, par exemple).

Ensuite, parce que si les accusations dont fait part la requérante sont avérées après avoir fait l’objet d’une instruction approfondie, elles nuancent fortement la possibilité de « déplacement interne » ou de fuite relevée par le C.G.R.A. et par là même, peut-être, une « alternative de protection interne » raisonnable[5]. Ces derniers éléments soulèvent aussi la question de la protection effective des autorités sénégalaises (en l’occurrence, ici, de la police) quand celle-ci est sollicitée par des femmes victimes de violences domestiques et/ou familiales[6]. Pour rappel, dans ses principes directeurs sur la protection internationale et les possibilités de fuite ou réinstallation interne, le H.C.R. appelle à une vigilance particulière en cas de persécution par des acteurs non étatiques fondées sur le genre (§ 15). Aussi, il souligne que dans l’évaluation de cette possibilité, il convient de prendre en compte « certains facteurs comme l’âge, le sexe, la santé, le handicap, la situation et les relations familiales, les fragilités sociales ou autres […] » (§ 25). Le H.C.R. relève encore « l’effet cumulatif » de ces facteurs pour exclure, dans certains cas, la possibilité d’une réinstallation interne (§ 25).

Au vu de ce qui précède, nul doute que les accusations de sorcellerie ainsi que les problèmes de violence et d’ostracisation évoqués par la requérantefemme seule et veuve – méritent une instruction approfondie. Le C.C.E., en renvoyant l’affaire devant le C.G.R.A., reconnaît le profil particulier de la requérante (et les vulnérabilités qui peuvent en découler) et offre ainsi l’occasion d’une analyse prudente et d’une appréciation « en contexte », fondamentale pour une évaluation des demandes de protection internationales sensible au genre[7].

C. Pour aller plus loin

Lire l’arrêt : C.C.E., 25 juillet 2023, no 292 308.

Jurisprudence :

Doctrine :

Autres :

Pour citer cette note : Z. Crine, « “Distinguer l’essentiel de l’accessoire” : le C.C.E. invite le C.G.R.A. à tenir compte du profil d’une requérante sénégalaise en évaluant de manière approfondie ses craintes et leurs répercussions sociales », Cahiers de l’EDEM, octobre 2023.

 

[1] Le dernier rapport Eurostat datant de mai 2023 indique en effet que les hommes âgés de 18 à 34 ans constituent le groupe majoritaire des demandeurs d’asile ayant introduit une première demande de protection internationale sur le territoire de l’Union européenne. Voy. aussi le tableau qui reprend les statistiques en termes d’âge et de sexe des demandeurs de protection : les personnes de plus de 65 ans y représentent un nombre très limité. Pour une autre illustration de la vulnérabilité liée à l’âge (en l’espèce, considérée comme suffisamment prise en compte par le C.C.E.), voy. aussi l’arrêt C.C.E., 30 novembre 2022, no 281 180.

[2] On soulignera ici et par ailleurs que la requérante a introduit sa demande de protection internationale en 2019 et que son entretien personnel a eu lieu en 2022, soit près de trois ans après l’introduction de sa demande.

[3] Et en particulier mais pas uniquement, à l’article 48/9,§ 4.

[4] En ce qui concerne les éléments « périphériques du récit », voy. aussi l’appréciation similaire du C.C.E dans l’arrêt du 17 juillet 2023, no 291 987. Dans une perspective différente, voy. également l’arrêt dans lequel le C.C.E. souligne l’utilisation d’éléments périphériques du C.G.R.A. pour établir le caractère non fondé d’une demande quand d’autres motifs déterminant peuvent le prouver (C.C.E., 20 juillet 2023, no 292 226).

[5] Sur l’alternative de protection interne raisonnable, voy. J.-Y. Carlier et S. Sarolea, Droit des étrangers, Bruxelles, Larcier, 2016, pp. 432-433.

[6] À cet égard, voy. la jurisprudence ultérieure du C.C.E en ce qui concerne la nécessité de prendre en compte les obstacles juridiques et pratiques qui empêchent la sollicitation d’une protection effective dans un autre commentaire de jurisprudence de ces cahiers (2016).

[7] À cet égard, voy. aussi la Convention d’Istanbul et les obligations étatiques qui en découlent pour une approche sensible au genre (notamment, de la « femme migrante »).

Publié le 04 octobre 2023