Qui bénéficie du principe de l’unité familiale ?
Le principe de l’unité familiale permet d’étendre la protection internationale au bénéfice de personnes qui ne doivent pas établir de raisons personnelles de crainte. Cette extension vise les personnes à charge et demeurant dépendantes, pour autant qu’aucune clause d’exclusion ne puisse leur être opposée.
C.C.E. – Demande d’asile - Unité familiale – Personnes à charge – Absence d’exclusion – Condition de dépendance – Reconnaissance.
A. Arrêt
La requérante est de nationalité rwandaise. Son mari a fui le Rwanda en 2009 étant soupçonné d’avoir aidé son père à fuir alors que ce dernier était accusé de génocide. La requérante invoque des menaces, des atteintes à l’intégrité physique et un harcèlement tel qu’elle a fui le pays.
Diverses zones d’ombre émaillent son récit mais le lien matrimonial est établi à suffisance. Le Conseil estime que les craintes sont plausibles et que les problèmes rencontrés par le mari qui est reconnu réfugié en Belgique ont pu rejaillir sur elle. Malgré les zones d’ombre, dans la mesure où il ne peut être question d’appliquer une clause d’exclusion, la question à trancher est celle de l’existence d’une crainte de persécution pour un des motifs visés par la Convention de Genève. Le doute ne peut exonérer les instances d’asile de l’examen de l’existence d’une crainte de persécutions. Dans le cadre de cet examen, le doute doit bénéficier à la requérante.
Même si la procédure de reconnaissance de la qualité de réfugié n’a pas pour objectif de consacrer le droit au respect de la vie familiale, l’application du principe de l’unité de famille peut entraîner une extension de la protection internationale au bénéfice de personnes auxquelles il n’est pas demandé d’établir des raisons personnelles de craindre une persécution. Le principe de l’unité familiale est une forme de protection induite qui repose sur la fragilité découlant du départ forcé du conjoint ou du protecteur naturel de la personne concernée. Cette extension ne bénéficie qu’aux personnes à charge, soit parce qu’elles se trouvent légalement placées sous l’autorité du réfugié, soit parce qu’elles dépendent de son aide matérielle ou financière. Il s’agit de personnes à charge avant le départ du réfugié du pays d’origine ou alors de personnes qui sont devenues dépendantes de son assistance ultérieurement. Lorsque le chef de famille est reconnu réfugié, les personnes à charge reçoivent le même statut sans qu’elles n’aient à établir de craintes individuelles. En l’espèce, la requérante démontre qu’elle vit avec son mari et qu’il a effectué des transferts à son profit avant qu’elle le rejoigne en Belgique.
B. Eclairage
Plusieurs points examinés par cet arrêt auraient pu retenir l’attention tels que l’analyse de la crédibilité ou le bénéfice du doute. L’on a plutôt décidé de centrer ce commentaire sur le principe de l’unité de famille qui conduit en l’espèce à la reconnaissance de la qualité de réfugié.
Il est intéressant de clarifier la portée et les conditions d’application de ce principe non écrit.
Les liens familiaux peuvent être envisagés sous trois angles en matière d’asile :
- L’appartenance à une famille peut être la cause d’une persécution. La famille peut-elle être constitutive d’un groupe social ?
- Le regroupement familial auprès du réfugié reconnu permet aux membres de sa famille de le rejoindre dans le pays d’accueil sans qu’ils aient à faire valoir des craintes, ni directes, ni indirectes ; ces liens sont bien souvent limités à la famille nucléaire.
- Le principe de l’unité de famille intervient quant à lui pour octroyer une le statut de réfugié à une personne au seul motif qu’elle est membre de la famille d’une personne elle-même reconnue réfugiée.
Ces questions sont connexes mais ne doivent pas être confondues. Dans le premier cas, la personne est reconnue réfugiée en raison de craintes personnelles dont la cause est l’appartenance à une famille. Dans le second cas, le membre de la famille ne bénéficie pas du statut de réfugié mais est autorisé à rejoindre son proche reconnu réfugié. Dans le dernier cas, il s’agit bien de reconnaître la qualité de réfugié à une personne qui ne peut faire valoir de craintes personnelles au seul motif qu’elle est membre de la famille d’un refugié reconnu.
L’on se limite ici à évoquer les deux premières hypothèses pour développer ensuite de manière plus précise la troisième, le principe de l’unité familiale.
a. L’appartenance à une famille comme motif à la base d’une crainte de persécution
La famille est identifiée par exemple comme groupe social dans certains dossiers de demandeurs d’asile principalement originaires de l’Albanie ou du Kosovo et invoquant un risque lié à la coutume du kanun (vendetta). Ces personnes craignent une vengeance traditionnelle de la part d’un clan ou d’une famille rivale. Le HCR défend le principe selon lequel la famille peut être un groupe socialement perceptible dans la société.[1] La jurisprudence belge est hésitante quant à ce. Si un arrêt du C.C.E.[2] estime que l’appartenance au groupe social constitué par la famille permet à un candidat réfugié invoquant un risque de vengeance sur la base d’un code d’honneur d’être reconnu réfugié, il s’agit d’une tendance minoritaire. La jurisprudence majoritaire tend plutôt à octroyer la protection subsidiaire[3].
b. Le regroupement familial[4]
Le regroupement familial permet au réfugié reconnu d’être rejoint par les membres de sa famille. Il s’agit principalement de la famille nucléaire. Le regroupement familial ne confère pas ipso facto aux membres de la famille le statut de réfugié. Par contre, il est loisible à ceux-ci d’introduire des demandes à titre individuel s’ils estiment courir un risque de persécution au sens de la Convention de Genève, soit sur la base de l’appartenance au groupe social des membres de la famille (voy. ci-avant a), soit au titre de l’unité de famille (voy. supra c).
c. Le principe de l’unité de famille
Le principe de l’unité de famille est un principe général en droit d’asile ; il n’est inscrit ni dans la Convention de Genève, ni dans la Directive Qualification[5], ni en droit belge. Il a été intégré dans l’acte final de la conférence de plénipotentiaires des Nations-Unies sur le statut des réfugiés et des apatrides qui a recommandé aux Gouvernements « de prendre les mesures nécessaires pour la protection de la famille du réfugié et en particulier pour assurer le maintien de l’unité de la famille du réfugié, notamment dans le cas où le chef de la famille a réuni les conditions voulues pour son admission dans un pays ».
Le C.C.E. l’applique en se référant, dans le présent arrêt, à la jurisprudence « constante » antérieure et voit en ce principe une règle fondamentale du droit des réfugiés.
Le comité exécutif du UNHCR a adopté plusieurs conclusions relatives au regroupement des familles[6]. Les Etats sont invités à tenir compte du droit international des droits de l’homme qui protège le droit au respect de la vie familiale en étant attentifs aux difficultés des membres de la famille du réfugié à quitter leur pays d’origine et à le rejoindre[7]. La jurisprudence strasbourgeoise relative à l’article 8 est fort restrictive mais tient compte de la possibilité ou non pour la famille de se regrouper dans un pays tiers[8].
Les contours flous de ce principe ont conduit certains Etats à préciser la manière dont ils entendaient l’appliquer. En France, l’Office français de la protection des réfugiés et des apatrides a publié un document présentant la manière dont le principe de l’unité de famille était appliqué. Il y est précisé que le statut de réfugié peut être obtenu en l’absence de craintes personnelles, soit parce que le demandeur n’en invoque pas, soit parce qu’elles ne peuvent être considérées fondées. Il permet à des parents proches d’également obtenir le statut de réfugié afin de protéger la vie familiale normale et d’offrir une protection pleine et entière. Le principe de l’unité de famille s’applique au conjoint, mari ou concubin, aux enfants entrés en France avant leur majorité et aux personnes sous tutelle, mineures au moment de l’arrivée en France ou handicapées. Par contre, il ne s’applique pas aux ascendants et aux collatéraux. Sont également écartées les personnes faisant l’objet d’une clause d’exclusion ou celles maintenant des liens d’allégeance avec les autorités de leur pays d’origine.
Le Conseil d’Etat français a été amené à s’interroger quant à l’application de ce principe aux parents de jeunes filles reconnues réfugiés car elles craignent des mutilations génitales. L’enfant est reconnue réfugiée ; son parent ne l’est pas, à moins de démontrer l’existence d’un risque personnel que la seule opposition aux MGF ne suffit pas à établir[9]. Le 20 novembre 2013, l’avis suivant est rendu[10]. Le champ d’application du principe de l’unité familiale est réduit au conjoint ou compagnon et aux enfants mineurs. Si le droit de mener une vie familiale normale implique que les parents puissent en principe séjourner en France avec leur fille, ce droit ne se fonde ni sur la Convention de Genève ni sur les principes généraux du droit applicables aux réfugiés. Le principe de l’unité familiale ne permet pas d’octroyer le statut de réfugié aux ascendants, sauf dans le cas d’un ascendant incapable, dépendant matériellement et moralement d’un réfugié. Il faut encore que cette situation particulière de dépendance ait existé dans le pays d’origine et qu’elle ait donné lieu à une mesure de tutelle.
En Belgique, l’arrêt commenté fait également état de cette exigence de dépendance. L’unité familiale s’applique aux personnes à charge, soit parce qu’elles sont légalement placées sous l’autorité du réfugié (il s’agit alors de ses enfants mineurs), soit parce que du fait de leur âge, d’une invalidité ou d’une absence de moyens propres de subsistance, elles dépendent de son assistance matérielle et financière. Cette définition est plus large que la définition « française » puisque cela peut inclure l’ascendant, voire le collatéral, à charge. Il est précisé que la personne pouvait être soit à charge avant le départ, soit le devenir après ce départ.
En outre, la décision belge se réfère aux guidelines du UNHCR sur la réunification des familles des réfugiés de juillet 1983. Ces guidelines envisagent plus largement la famille et reprennent :
- les conjoints dans le cadre d’un mariage légal, coutumier, les fiancés, ou les personnes qui vivent ensemble comme mari et femme pour une période substantielle. Le conjoint séparé n’est normalement pas éligible mais peut éventuellement bénéficier de la réunification avec ses enfants ;
- Les enfants mineurs et les majeurs non mariés, dépendants et qui vivaient ensemble dans le pays d’origine ;
- Les mineurs non accompagnés doivent pouvoir être réunis avec leurs parents ou tuteurs.
Il est important de souligner que le membre de la famille qui pourrait bénéficier du principe de l’unité familiale a toujours le droit d’introduire une demande d’asile en son nom personnel. Cela vaut également pour les mineurs ayant des craintes propres. La pratique consiste généralement à traiter les demandes des membres d’une même famille nucléaire arrivant ensemble conjointement. Cette pratique n’est en rien une obligation. L’article 7 de la directive procédures intitulé « Demandes présentées au nom de personnes à charge ou de mineurs » le précise en indiquant « que toute personne majeure jouissant de la capacité juridique a(it) le droit de présenter une demande de protection internationale en son nom », même si les « États membres peuvent prévoir qu’une demande puisse être présentée par un demandeur pour le compte des personnes à sa charge », sous réserve de leur consentement. Le § 3 souligne que les mineurs ont « le droit de présenter une demande de protection internationale soit en leur nom si, conformément au droit de l’État membre concerné, ils ont la capacité juridique d’agir dans les procédures, soit par l’intermédiaire de leurs parents ou de tout autre membre adulte de leur famille, ou d’une personne adulte responsable d’eux, de par le droit ou la pratique de l’État membre concerné, ou par l’intermédiaire d’un représentant ».
A cet égard, le C.C.E. a annulé une décision de refus de prise en considération d’une nouvelle demande d’asile introduite par une mère guinéenne au nom de sa fille mineure qui craignait de subir des mutilations génitales[11]. En l’espèce, l’Office des étrangers avait considéré qu’une lettre de l’a.s.b.l. INTACT attirant l’attention des autorités belges sur le risque de mutilation de la fille ne constituait pas un élément nouveau susceptible d’établir une crainte fondée de persécution dans le chef de la mère. Le C.C.E. considère que l’Office des étrangers aurait également dû se prononcer sur la pertinence de cette lettre en ce qui concerne l’établissement du risque dans le chef de la fille représentée par sa mère.
S.S.
C. Pour en savoir plus
Sur le principe de l’unité familiale et la jurisprudence française, voyez notamment le commentaire du professeur François JULIEN-LAFERRIERE, « Méconnaissance de l’intérêt de l’enfant et de l’unité de famille », AJDA, 2013, p. 476, ainsi que de Claire BRICE-DELAJOUX, « Quel statut pour les parents des fillettes reconnues réfugiées du fait d’un risque d’excision ? », Lettre ADL du CREDOF, 27 décembre 2013.
Voyez également la Newsletter EDEM octobre 2012.
Pour consulter la décision : C.C.E., arrêt n° 112644 du 24 octobre 2013.
Pour citer cette note : S. SAROLEA, « La portée du principe de l’unité familiale », Newsletter EDEM, décembre 2013.
[1] Position de l’UNHCR sur les demandes de statut de réfugié dans le cadre de la Convention de 1951 relative au Statut des Réfugiés, fondées sur une crainte de persécution en raison de l’appartenance d’un individu à une famille ou à un clan impliqué dans une vendetta.
[2] C.C.E. 6 novembre 2008, n° 18419.
[3] C.C.E., 14 mars 2008, n° 8758 et 20 novembre 2008, n°18849.
[4] Sur le regroupement familial auprès d’un réfugié reconnu, voy. le régime dérogatoire et plus favorable figurant aux articles 10 et suivants de la loi du 15 décembre 1980.
[5] Voy. toutefois l’article 23 relatif au maintien de l’unité familiale.
[6] HCR EXCOM, « Regroupement des familles » Conclusions No. 9 (XXVIII), 1977 et No. 24 (XXXII), 1981.
[7] Le HCR a également rappelé l’importance du principe de l’unité familiale dans sa réponse au rapport du livre vert de la Commission européenne sur le droit au regroupement familial des membres de la famille des ressortissants de pays tiers vivant dans les pays de l’Union datant du mois de février 2012. Dans ce document, le HCR s’inquiète notamment de l’interprétation restrictive de la notion de membres de la famille et de l’interprétation stricte de la condition de dépendance.
[8] Cour eur. D.H., 21 décembre 2001, Sen c. Pays-Bas, § 40 ; 31 janvier 2006, Rodrigues da Silva et Hoogkamer c. Pays-Bas, § 39.
[9] C.E., Assemblée, 21 décembre 2012, n° 332607 : l'opposition aux mutilations sexuelles auxquelles serait exposée sa fille dans le pays d'origine ne peut justifier l'octroi du statut de réfugié au titre de l'appartenance à un certain groupe social que s'il est établi que, du fait de cette opposition, l'intéressé est susceptible d'être personnellement exposé à des persécutions ; dans le même sens s'agissant de la nécessité d'établir le caractère personnel du risque encouru par une mère tendant à faire échapper ses filles à une pratique coutumière de scarification, C.E., 12 janvier 2007, n° 267180, p. 14 ; s'agissant de la protection à laquelle peuvent prétendre les jeunes filles exposées au risque d'excision ; C.E., 21 décembre 2012, n° 332491.
[10] C.E., 20 novembre 2013, Avis CNDA.
[11] C.C.E., 20 novembre 2013, arrêt n° 114005.