C.C.E., 2 avril 2015, arrêt n°142.731

Louvain-La-Neuve

L’absence de protection contre une persécution conduit nécessairement à l’octroi d’une protection internationale.

Le Conseil du contentieux des étrangers réforme une décision du Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides ayant refusée le statut de réfugié et la protection subsidiaire à un requérant d’origine palestinienne. Faute d’avoir bénéficié d’une assistance de l’U.N.R.W.A., le requérant ne relève pas du champ d’application de l’art. 1, D, de la Convention de Genève mais de l’art. 1, A, par. 2. Le Conseil octroie le statut de réfugié, après avoir retenu le bénéfice du doute, en focalisant l’examen de la demande sur l’incapacité de protection de l’Autorité palestinienne plutôt que sur l’imputabilité des faits aux persécuteurs (armée israélienne et Hamas). Ce raisonnement repose sur deux présomptions dont l’une est tirée expressément de l’article 48/7 de la loi du 15 décembre 1980, relatif aux persécutions passées, et l’autre déduite du considérant 36 de la directive qualification, relatif aux liens familiaux avec des individus victimes de persécution. 

Art. 7 de la directive qualification – Art. 48/7 de la loi du 15 décembre 1980 – Absence de protection – Persécution passée – Persécution de proches (reconnaissance).

A. Arrêt

1. Les faits

Le requérant, d’origine palestinienne et de confession musulmane sunnite, sollicite une protection internationale en raison des mauvais traitements et des menaces de mort dont lui et les membres de sa famille sont victimes. Les mauvais traitements sont l’œuvre des soldats de l’armée israélienne. Il allègue les avoir subis au courant de trois périodes.

En 2004, pendant les visites domiciliaires des soldats israéliens, les perquisitions avaient débouché sur des brutalités et des injures à l’égard des membres de sa famille.

En 2006, à la recherche de son frère participant à une manifestation contre Israël, il avait été heurté par un véhicule de l’armée israélienne et hospitalisé suite à une hémorragie interne.

En 2008, lors d’une nouvelle perquisition de l’armée israélienne à la recherche des armes et des combattants, il avait été blessé à la baïonnette en voulant protéger son fils contre un coup.

A l’appui de ces allégations, il dépose une attestation médicale constatant diverses séquelles corporelles.

Les menaces de mort, quant à elles, sont proférées par des membres du Hamas en raison du refus de son fils de rejoindre leur groupe.

2. La décision du Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides

Le Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides lui refuse le statut de réfugié et la protection subsidiaire. La décision de rejet se fonde sur l’absence de crédibilité des dires du requérant et la situation sécuritaire dans sa région d’origine.

L’absence de crédibilité découle des divergences relevées dans le récit du requérant empêchant d’imputer les faits aux soldats de l’armée israélienne. Le Commissariat les relève à plusieurs reprises.

D’abord, lors de l’analyse de la réalité de la crainte, les dates contradictoires sur la survenance de certains évènements clés du récit entament la crédibilité du requérant. Ces incohérences, malgré l’excuse de l’oubli suite aux coups de baïonnette sur la tête, sont de nature à remettre en cause les liens entre les mauvais traitements et les soldats israéliens.

Ensuite, lors de l’examen de son profil ainsi que celui des membres de sa famille, l’absence d’engagement politique ne permet pas de justifier les perquisitions domiciliaires des soldats faute d’indice le rattachant au Hamas ou au combattant.

Enfin, le peu d’empressement du requérant à fuir la Cisjordanie, alors que menacé de mort par le Hamas et poursuivi par l’armée israélienne, conduit le Commissariat à déduire de cette attitude l’inexistence des persécutions.

L’examen de la crédibilité aboutit au refus du statut de réfugié sans que les documents versés au dossier ne rétablissent la cohérence du récit.

Après le refus de la protection statutaire (Genève), le Commissariat évalue le besoin d’une protection subsidiaire à partir de la situation sécuritaire. L’analyse débouche sur l’absence d’un conflit ouvert et de violences permanentes dans la région d’origine. Malgré l’existence des conflits localisés à impact limité sur les civils, le Commissariat lui refuse également la protection subsidiaire en raison de l’absence de risque réel d’atteintes graves au sens de l’art. 48/4, par. 2, c, de la loi du 15 décembre 1980[1].

3. L’arrêt du Conseil du contentieux des étrangers

Le Conseil du contentieux des étrangers réforme la décision du Commissariat en se fondant sur deux présomptions.

Une première présomption relative aux persécutions subies par des proches conduit le Conseil à considérer l’assassinat de l’un des frères du requérant comme un indice sérieux de crainte (pt 5.8.1)[2]. Cet argument, qui peut être relié au considérant 36 de la directive qualification, permet d’attester les opinions politiques du requérant malgré la faiblesse de son engagement politique.

Une seconde présomption prévue à l’art. 48/7 de la loi du 15 décembre 1980 permet au Conseil de considérer les maltraitances subies comme constituant des persécutions passées qui, en l’absence de bonnes raisons de croire qu’elles ne se reproduiront plus, s’impose aux instances d’asile de reconnaitre le statut de réfugié (pt 5.9)[3].

En l’espèce, le Conseil constate que de telles bonnes raisons n’ont pas été avancées par le Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides. Au contraire, l’Autorité palestinienne est incapable d’offrir une protection au requérant (pt 5.11)[4]. Pour ces raisons, le Conseil reconnait le statut de réfugié en raison des persécutions liées à la nationalité et aux opinions politiques.

B. Éclairage

Le raisonnement du Conseil suscite deux commentaires relatifs aux présomptions de crainte fondée et à l’absence de protection.

Premièrement, la motivation de l’arrêt relative aux présomptions de crainte s’appuie sur la persécution de proches et la persécution passée.

S’agissant de la persécution de proches, le Conseil y recourt pour rétablir la crédibilité du récit quant à l’engagement politique du requérant dont la raison d’être trouve un fondement dans l’assassinat de son frère par l’armée israélienne. Ce raisonnement, conforme à la jurisprudence antérieure du C.C.E., pourrait s’appuyer sur le considérant 36 de la directive qualification[5] et le guide du H.C.R.[6] mais la motivation de l’arrêt manque de clarté. Le Conseil reproche au Commissariat d’exiger du requérant une attitude affirmative de ses opinions politiques alors que son raisonnement est centré à la fois sur le faible engagement politique du persécuté et les agissements du persécuteur (armée israélienne). Le Conseil aurait dû se focaliser uniquement sur le comportement du persécuteur comme l’exige l’art. 10, par. 2, de la directive qualification[7]. Cette disposition instaure une lecture alternative de l’opinion imputée en écartant une lecture cumulative qui combine le point de vue du persécuteur avec celui du persécuté[8].

En ce qui concerne les persécutions passées prévue à l’art. 48/7 de la loi du 15 décembre 1980, le Conseil les déduit des maltraitances subies faute pour la partie défenderesse de prouver que les persécutions ne se reproduiront plus. Cependant, l’articulation de cette disposition avec le bénéfice du doute soulève des interrogations sur son applicabilité. L’art. 48/7 s’applique dès lors que les persécutions passées ne sont plus contestées[9]. Une fois établie, les persécutions entrainent une présomption réfragable de crainte dont le renversement de la charge incombe aux instances d’asile[10]. La disposition de l’art. 48/7 soumet ce renversement de la charge de preuve à la condition d’établir de « bonnes raisons de croire que les persécutions ne se reproduiront plus ». Le Conseil reproche au Commissariat de ne pas avoir démontré de telles bonnes raisons[11] alors que les maltraitances subies sont prouvées par un certificat médical[12]. Pourtant, le Conseil ne motive pas en quoi la réalité de la persécution passée est établie. Le certificat médical, sur lequel se fonde le Conseil, atteste sans nul doute des séquelles corporelles mais sans établir un lien de causalité[13] entre celles-ci et les faits vécus dans son pays d’origine. La partie défenderesse conteste le lien de ce certificat avec les faits vécus[14]. Le Conseil se contente de reconnaitre le bénéfice du doute en ce qui concerne les zones d’ombres du récit du requérant[15]. Cette attitude du Conseil s’aligne sur une jurisprudence bien établie de la Cour de Strasbourg[16] mais elle s’écarte de celle des juridictions belges exigeant un lien de causalité entre les séquelles et les maltraitances subies[17].

Deuxièmement, le raisonnement du Conseil relatif à l’absence de protection constitue une application de l’art. 7, par. 1 de la directive qualification et de la jurisprudence afférente[18]. Cette disposition permet, en l’absence d’une protection interne émanant de l’Etat ou d’acteurs quasi-étatiques, de reconnaitre la protection internationale contre une persécution émanant des auteurs visés à l’art. 6 de la directive qualification. Elle traduit la subsidiarité de la protection internationale, qui requiert la preuve de l’ineffectivité de la protection interne[19]. Dans l’affaire à l’origine du présent commentaire, le Conseil s’aligne sur cette interprétation relative à la jurisprudence de l’art. 7 de la directive qualification. L’octroi du statut de réfugié au requérant, après vérification de l’ineffectivité de la protection de l’Autorité palestinienne, permet de l’attester sans que l’absence d’imputabilité des persécutions à ce dernier n’y fasse obstacle[20].

Cet arrêt orienté vers la question de la protection s’écarte de l’affaire M’Bodj de la C.J.U.E. dont le raisonnement, centré sur l’exigence d’un acte d’atteintes graves imputable à un acteur plutôt que sur celle d’absence de protection, étonne par sa conclusion[21]. Toutefois, cet écart mérite d’être nuancé car l’art. 6, sur lequel se fonde la C.J.U.E. pour interpréter l’art. 15, b)[22], implique l’absence de protection des autorités nationales pour son application[23].

La décision du Conseil traduit la difficulté de distinguer, lors de l’examen d’une demande, le rôle respectif des acteurs de protection de celui des auteurs de la persécution. En théorie, l’auteur de la persécution passe avant l’auteur de la protection[24] car la question centrale, après avoir établie une persécution, est de vérifier si la personne est effectivement protégée contre une persécution avant l’octroi de la protection internationale. En réalité, les acteurs de protection interviennent déjà lors de l’examen des auteurs de persécution au sens de l’art. 6 de la directive car l’absence de protection des autorités d’origine constitue un préalable pour retenir la persécution émanant des acteurs non étatiques[25]. En orientant son raisonnement vers les acteurs de protection, le Conseil réussit ce pari mais en adoptant une motivation non sans ambiguïté.

En outre, le Conseil a manqué l’occasion d’expliciter davantage les conditions dans lesquelles un certificat médical permet d’établir la réalité d’une persécution passée et, partant, de renverser la charge de la preuve[26].

T.M.

C. Pour en savoir plus

Consulter l’arrêt

C.C.E., 2 avril 2015, arrêt n° 142.731

Jurisprudence

C.J.U.E., 18 décembre 2014, M’Bodj, C-542/13, EU:C:2014:2452 ;

C.E., arrêt n° 225.213 du 23 octobre 2013

Doctrine

S. Saroléa (Dir.), L. Lebœuf, La réception du droit européen de l’asile : la directive qualification, Louvain-la-Neuve, 2014 ;

S. Saroléa (Dir.), S. Datoussaid, H. Gribomont, La réception du droit européen de l’asile en droit belge : la directive procédures, Louvain-la-Neuve, 2014

J.-Y. Carlier, « Droit d’asile et des réfugiés. De la protection aux droits », R.C.A.D.I., tome 332, Leiden/Boston, Martinus Nijhoff Publishers, 2008 ;

S. Saroléa, « La présomption fondée sur une persécution passée », Newsletter EDEM, novembre 2013.

S. Saroléa, « Le risque de dégradation psychologique fondé sur de très lourdes persécutions passées ayant conduit à un stress post-traumatique intense est un risque de persécution », Newsletter EDEM, mars 2015.

Pour citer cette note : T. MAHESHE, « L’absence de protection contre une persécution conduit nécessairement à l’octroi d’une protection internationale », Newsletter EDEM, juin 2015.


[1] Pour une vue large de la décision du C.G.R.A, voy. C.C.E., 7 avril 2015, arrêt n°142.731, pt 1.

[2] Ibid., pt 5.8.1.

[3] Ibid., pt 5.9.

[4] Ibid., pt 5.11.

[5] Libellé du considérant 36 de la directive qualification : « Les membres de la famille, du seul fait de leur lien avec le réfugié, risquent en règle générale d’être exposés à des actes de persécution susceptibles de motiver l’octroi du statut de réfugié ».

[6] H.C.R., Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié au regard de la Convention de 1951 et du Protocole de 1967 relatifs au statut des réfugiés, Genève, janvier 1992, par. 80 ; voy aussi H.C.R., « Interprétation de l’article 1 de la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés », 2001, par. 25.

[7] Sur la notion de l’opinion imputée et la lecture alternative de l’art. 10, par. 2, voy. J.-Y. Carlier, « Droit d’asile et des réfugiés. De la protection aux droits », R.C.A.D.I., tome 332, Leiden/Boston, Martinus Nijhoff Publishers, 2008, pp. 215-216.

[8] Ibid., p. 216.

[9] S. Sarolea, « La présomption fondée sur une persécution passée », Newsletter EDEM, novembre 2013, p. 8 ; voy. aussi S. Sarolea, « Note sous C.C.E., arrêt n° 138.404 du 12 février 2015 – Le risque de dégradation psychologique fondé sur de très lourdes persécutions passées ayant conduit à un stress post-traumatique intense est un risque de persécution », Newsletter EDEM, mars 2015.

[10] S. Sarolea (Dir.), L. Lebœuf, op. cit., p. 49.

[11] C.C.E., op. cit., pt 5.9.

[12] Ibid., pt 5.5.

[13] Sur l’existence d’un lien de causalité raisonnable en rapport avec les persécutions passées, voy. S. Bodart, « Qui est réfugié ? », in J.-Y. Carlier, L’étranger face au droit, 10es journées d’études juridiques Jean Dabin, Bruxelles, Bruylant, 2010, p. 400.

[14] C.C.E., op. cit., pt 1, p. 3.

[15] Ibid., pt 5.10.

[16] Dans l’affaire R.J. c. France, la Cour européenne des droits de l’homme considère un certificat médical faisant état de cicatrices comme une présomption de l’existence d’un risque futur. Pour une vue large de la jurisprudence de la Cour, voy. S. Saroléa (Dir.), S. Datoussaid, H. Gribomont, La réception du droit européen de l’asile en droit belge : la directive procédures, Louvain-la-Neuve, 2014, pp. 109-112.

[17] La jurisprudence du C.C.E. est partagée sur la force probatoire des certificats médicaux. A ce sujet, voy. S. Sarolea (Dir.), S. Datoussaid, H. Gribomont, op. cit., pp. 112-117.

[18] Pour une vue sur l’application de l’art. 7 par la jurisprudence du C.C.E., voy. S. Sarolea (Dir.), L. Lebœuf, La réception du droit européen de l’asile : la directive qualification, Louvain-la-Neuve, 2014, pp. 86-93.

[19] Ibid., p. 85 ; voy. aussi J. C. Hathaway et M. Foster, The law of refugee status, Cambridge, Cambridge University Press, 2014, p. 289.

[20] C.C.E., op. cit., pt 5.11.

[21] L. Leboeuf, « Le titre de séjour pour motif médical. Bruxelles, terminus de la ligne Strasbourg – Luxembourg », J.L.M.B., 2015 (à paraitre).

[22] C.J.U.E., 18 décembre 2014, M’Bodj, C-542/13, EU:C:2014:2452, par. 35. Voy. aussi, les conclusions de l’Avocat général M. Yves Bot, présentées le 17 juillet 2014 dans M’Bodj, C-542/13, EU:C:2014:2113.

[23] Voy. S. Saroléa (Dir.), L. Lebœuf, op. cit., p. 75.

[24] J.-Y. Carlier, op. cit., p. 207.

[25] S. Saroléa (Dir.), L. Lebœuf, op. cit., pp. 74-75.

[26] A ce sujet, voy. S. Saroléa (Dir.), S. Datoussaid, H. Gribomont, op. cit., pp. 112-117.

Publié le 13 juin 2017