C.E.D.H., 20 juin 2016, M.O. c. Suisse, req. n° 41282/16

Louvain-La-Neuve

Situation générale en Erythrée et doute sur la crédibilité : non-violation de l’article 3 CEDH.

L’arrêt M.O. c. Suisse tranche la question de savoir si un jeune ressortissant érythréen, dont la demande d’asile a été rejetée par les autorités suisses au motif que le récit livré par l’intéressé manquait de crédibilité, peut faire l’objet d’un renvoi vers l’Erythrée sans qu’il y ait violation de l’article 3 de la CEDH. La Cour conclut qu’en vertu du principe de subsidiarité, les autorités nationales sont les mieux placées pour analyser la réalité des faits invoqués par le requérant à l’appui de sa demande d’asile.

Situation générale en Erythrée – Non-violation de l’article 3 CEDH – Répartition de la charge de la preuve – Crédibilité – Principe de subsidiarité.

A. Arrêt

1.  Les faits

Le requérant est un ressortissant érythréen né en 1990. Le 24 juin 2014, soit le lendemain de son entrée illégale sur le territoire de la Confédération suisse, il y introduit une demande d’asile.

Il est entendu à trois reprises, le 1er juillet 2014, le 11 mars 2015 et le 29 janvier 2016, par le Secrétariat d’Etat à la Migration, autorité suisse en charge de l’asile. Au cours de ces entretiens, le requérant avance avoir été détenu en Erythrée après qu’il ait tenté d’échapper à son service militaire. Selon ses dires, il parvient, après plusieurs mois de détention, à s’évader et quitte illégalement le pays en franchissant à pied, de nuit, la frontière avec l’Ethiopie, le 3 octobre 2013. Les autorités suisses notent certaines incohérences dans le récit livré par le requérant au travers des trois entretiens. Notamment, et principalement : quant à la période pendant laquelle il a été détenu pour avoir tenté d’échapper à son service militaire – il déclare avoir été maintenu en détention de juin 2012 à septembre 2013 dans le 1er entretien et de mars à octobre 2013 dans le second – et ; quant à la personne avec qui il a franchi la frontière – lors du 2ème entretien, il indique être passé avec une personne du voisinage et, lors du 3ème entretien, il déclare que c’est un passeur qui l’a aidé à franchir la frontière. Le Secrétariat d’Etat à la Migration relève également des incohérences au cours du 2ème entretien, quant au moment où le requérant affirme avoir commencé son service militaire et quant à la fin de sa scolarité.

Le 8 mars 2016, sur base de ces incohérences et au prétexte que le récit de M.O. n’est pas crédible et manque de substance, le Secrétariat d’Etat à la Migration décide que le demandeur n’a pas prouvé ou démontré de façon crédible qu’il craint d’être persécuté en cas de renvoi en Erythrée. Partant, sa demande d’asile est rejetée. Le 14 avril 2016, le requérant fait appel de la décision du Secrétariat d’Etat à la Migration devant la Cour Administrative Fédérale suisse. L’appel est rejeté le 9 mai 2016. Le 19 mai 2016, le Secrétariat d’Etat à la Migration indique au demandeur qu’il a jusqu’au 17 juillet 2016 pour quitter volontairement la Suisse. Le 13 juillet 2016, le requérant porte sa cause devant la Cour européenne des Droits de l’Homme et invoque que son renvoi vers l’Erythrée serait constitutif d’une violation des articles 3 et 4 de la Convention européenne des droits de l’Homme.

Comme l’indiquent les différents rapports internationaux cités par la Cour aux paragraphes 36 à 53 de l’arrêt, et comme le reconnaît explicitement la Cour au paragraphe 70, la situation des droits de l’homme en Erythrée est très préoccupante, ce qui est notamment démontré par le fait que « 92 % of the applications in 2016 for international protection by Eritrean nationals in Member States of the European Union plus Switzerland and Norway resulting in either refugee status or another form of protection »[1]. Plus précisément, nous soulignerons principalement les trois éléments suivants – parce que pertinents pour le cas d’espèce. Premièrement, un service national à durée indéterminée[2], reconnu comme constituant du travail forcé tel que prohibé par l’article 4(3) de la CEDH[3], est imposé à tous[4] les nationaux ayant entre 18 et 50 ans. Deuxièmement, la désertion et le refus de se plier à ce service sont très sévèrement et arbitrairement punis. Troisièmement, le droit de quitter le territoire érythréen est extrêmement limité car soumis à l’obtention d’un visa de sortie, délivré de façon arbitraire et à des catégories restreintes de personnes par les autorités érythréennes. Nous terminerons en ajoutant qu’il est par ailleurs établi, notamment aux paragraphes 72 et 76 de l’arrêt, que les personnes en âge de réaliser leur service militaire et ayant quitté le pays illégalement sont perçus à leur retour comme des déserteurs et subissent en conséquence des mauvais traitements.

 

2. Décision de la Cour

  1. Sur la violation de l’article 3

La Cour juge que le renvoi du requérant vers l’Erythrée ne constituerait pas une violation de l’article 3 de la Convention au motif que celui-ci a échoué à démontrer de façon substantielle – principalement parce qu’il n’a pas pu démontrer qu’il avait quitté illégalement le territoire érythréen –  qu’il encourait un risque réel d’être soumis à des traitements contraires à l’article 3 en cas d’expulsion vers l’Erythrée.

Pour parvenir à cette conclusion, la Cour précise, au paragraphe 70, que la situation en Erythrée n’atteint pas un seuil de gravité tel qu’il ne faille pas considérer la situation individuelle du demandeur d’asile. Elle rappelle que la charge de la preuve, relativement aux circonstances personnelles justifiant la demande d’asile, repose sur les épaules du demandeur et que, par ailleurs, « les autorités nationales sont les mieux placées pour évaluer la crédibilité d’un individu »[5]. Bien qu’elle reconnaisse, au début du paragraphe 75, le caractère absolu du droit à ne pas être soumis à des traitements contraires à l’article 3 de la CEDH, droit que ne peuvent rendre ineffectif les règles en matière de charge de la preuve, la Cour note que « the discrepancies and credibility concerns thus related to core aspects of the applicant’s claim and his account as a whole »[6].

La Cour rappelle que l’argument principal invoqué par le demandeur est qu’il ne remplit pas les différentes conditions pour obtenir un visa de sortie, qu’il a donc quitté illégalement le pays et, qu’étant en âge de réaliser son service militaire, il sera perçu par les autorités érythréennes comme un déserteur et court donc un risque réel de subir des traitements contraires à l’article 3 CEDH. La Cour admet que la preuve documentaire d’une sortie illégale est impossible à apporter eu égard aux circonstances de sortie alléguées par le requérant. Néanmoins, étant donné que l’évaluation du risque encouru par le requérant de subir des traitements contraires à l’article 3 de la Convention en cas de renvoi dépend largement de ce qu’il est ou non sorti illégalement d’Erythrée, la Cour, au paragraphe 77, estime légitime d’accorder un poids décisif à la crédibilité et à la substance de l’ensemble du récit livré par le demandeur. La Cour revient ensuite sur la répartition de la charge de la preuve entre l’Etat auprès duquel la demande d’asile est introduite et le requérant. Elle reconnaît que « in the context of Eritrea, a […] distribution of the burden of proof may apply where it is likely – if need be by drawing inferences from the overall credibility of the person’s account – that a person left the country illegally despite being of or approaching draft age […] leaving it for the authorities to dispel any doubts about risks upon return despite those factors »[7]. Elle conclut néanmoins que, dans le cas d’espèce, vu le manque de crédibilité et de substance du témoignage du demandeur, il ne peut être attendu des autorités suisses qu’elles prouvent que le requérant a quitté légalement l’Erythrée et que, partant, il n’est pas démontré qu’il sera perçu comme un déserteur en cas de renvoi et ne risque donc pas des mauvais traitements[8].

Ainsi, après avoir rappelé l’importance du principe de subsidiarité sur lequel se fonde la Convention, la Cour conclut à l’absence de violation de l’article 3 CEDH.

  1. Sur la violation de l’article 4

L’article 4 de la CEDH prescrit l’interdiction de l’esclavage et du travail forcé.

La violation de l’article 4 invoquée par le requérant est considérée comme un nouveau moyen pour lequel toutes les voies de recours internes n’ont pas été épuisées – dès lors que c’est devant la Cour que la violation de cet article est, pour la 1ère fois, invoquée explicitement. La Cour rappelle sa jurisprudence eu égard à l’article 35§1 de la Convention et ce qu’implique l’obligation d’épuisement des voies de recours internes.

La Cour conclut donc que « the applicant’s fear of being sent back to his military unit and forced to carry out indefinite military service, which, in its current state, would violate his right not to be held as a slave or in servitude and not to be required to perform forced labour »[9] doit faire l’objet d’une nouvelle demande d’asile. La cour rejette donc ce moyen sur base de l’article 35 §§1 et 4 de la Convention et précise que « the applicant has the opportunity to lodge a new application before the Court, should such a new asylum request be rejected by the domestic authorities and courts »[10].

B. Éclairage

Un des enjeux majeurs de cet arrêt M.O. contre Suisse tient au poids que la Cour choisit de donner à l’évaluation par les autorités nationales de la crédibilité des déclarations du demandeur. Dans le cas d’espèce, les autorités suisses s’interrogent sur la crédibilité de l’ensemble du récit d’asile pour déterminer si le demandeur a bien, ainsi qu’il l’avance, quitté illégalement le territoire érythréen. Pour rappel, il est établi qu’un individu de l’âge du requérant ayant fui – et donc quitté illégalement – l’Erythrée sera perçu par les autorités, en cas de retour forcé, comme un déserteur et, en tant que tel, court un risque réel de subir des traitements contraires à l’article 3 de la Convention.

Il est intéressant de comparer l’affaire qui nous occupe avec l’arrêt Said c. Pays-Bas[11] rendu par la même Cour en 2005. En effet, alors que les faits de la cause dans ces deux affaires sont plus ou moins similaires, le traitement qui leur réserve la Cour diffère complètement. Ainsi, l’affaire Said concerne également un ressortissant érythréen qui invoque lui aussi une violation « par ricochet » de l’article 3 de la CEDH après que les Pays-Bas aient refusé, principalement au motif d’un doute quant à sa crédibilité, de lui reconnaître le statut de réfugié. Dans cet arrêt, la Cour tranche en faveur du demandeur et conclut que son renvoi en Erythrée entraînerait en effet une violation de l’article 3 de la Convention. Pour parvenir à cette décision, la Cour indique clairement devoir « se livrer elle-même, autant que possible, à une appréciation de la crédibilité générale des déclarations faites par le requérant devant les autorités néerlandaises […] »[12]. À l’inverse, la Cour rappelle, dans son arrêt M.O. c. Suisse, l’importance du principe de subsidiarité et précise que « it is not the Court’s task to substitute its own assessment of the facts for that of the domestic courts, which are, as a general principle, best placed to assess the evidence before them […] »[13]. Cela étant dit, eu égard au caractère absolu du droit conféré par l’article 3 de la Convention de ne pas subir de mauvais traitements, nous percevons difficilement que la Cour n’accorde pas le bénéfice du doute au requérant et tranche dès lors qu’il n’y pas de violation « par ricochet » de l’article 3 alors qu’elle rappelle elle-même que « the rules concerning the burden of proof should not render the applicant’s rights under Article 3 of the Convention ineffective and that it is frequently necessary to give asylum-seekers the benefit of the doubt when assessing the credibility of their statements »[14]. Certes, certaines incohérences ont été relevées dans les différentes déclarations du requérant et sa demande d’asile manque un peu de substance, il demeure néanmoins que tant sa nationalité érythréenne que le fait qu’il est en âge d’être soumis à l’obligation militaire ne sont pas contestés. Partant, dans la mesure où la Cour admet que les conditions pour obtenir un visa de sortie d’Erythrée, seul moyen de sortie légale, sont très limitées et que, par ailleurs, il est impossible d’apporter la preuve documentaire d’une sortie illégale dans les circonstances avancées par le demandeur (traversée à pied d’une frontière terrestre), il est difficilement compréhensible, quand on sait la situation dramatique des droits de l’homme en Erythrée, que le doute ne bénéficie pas au demandeur et que la Cour appuie le raisonnement douteux des autorités suisses[15]. Raisonnement qui consiste à dire que le demandeur est présumé être sorti légalement d’Erythrée puisqu’il n’a pas pu apporter la preuve – impossible – de sa sortie illégale, et ce alors même que le caractère restrictif et arbitraire de l’octroi d’un visa de sortie par les autorités érythréennes n’est pas contesté.

Cette affaire M.O. c. Suisse et en particulier sa mise en parallèle avec l’arrêt Said rendu par la même Cour en 2005 – affaire dans laquelle la Cour reconnaît le risque de subir des traitements contraires à l’article 3 de la Convention qu’encourt le requérant en cas de renvoi vers l’Erythrée et dans laquelle les Pays-Bas invoquaient également un manque de crédibilité du demandeur à l’appui de leur décision de ne pas lui reconnaître le statut de réfugié – montre à quel point la valeur accordée par la Cour à l’examen de crédibilité réalisé par l’Etat d’accueil peut varier[16]. Une telle subjectivité n’a pourtant, selon nous, pas sa place s’agissant d’examiner s’il y a violation « par ricochet » de l’article 3 de la Convention. Il est regrettable que la Cour, contrairement à sa démarche dans l’affaire Said, se repose autant sur l’évaluation des faits réalisée par la Suisse et ne condamne pas la décision de la Confédération d’expulser vers l’Erythrée un individu dont le simple fait qu’il soit de nationalité érythréenne[17] et en âge de réaliser son service militaire devrait suffire à établir qu’il court un réel risque de subir des mauvais traitements en cas de retour.

 

A.S.

C. Pour en savoir plus

Lire l’arrêt

Cour eur. D.H., 20 juin 2017, M.O. v. Switzerland, req. n°41282/16

Jurisprudence

Cour. eur. D.H., 23 août 2016, J.K. et autres c. Suède, req. n°59166/12.

Cour. eur. D.H., 23 mars 2016, F.G. c. Suède, req. n°43611/11.

Cour. eur. D.H., 5 juillet 2005, Said c. Pays-Bas, req. n°2345/02.

Doctrine

H. Gribomont, « Groupe systématiquement ciblé par Al-Quaïda en Irak : risque de violation de l’article 3 CEDH », Newsletter EDEM, septembre 2016, pp. 8-15.

H. Gribomont, « Situation générale à Mogadiscio et doute sur la crédibilité : non-violation de l’article 3 CEDH », Newsletter EDEM, octobre 2015, pp. 8-12.

Pour citer cette note : A. Sinon, « Situation générale en Erythrée et doute sur la crédibilité : non-violation de l’article 3 CEDH », Cahiers de l’EDEM, Septembre 2017.

 


[1] Cour eur. D.H., 20 juin 2017, M.O. v. Switzerland, req. 412828/16, §70.

[2] Cour eur. D.H., 20 juin 2017, M.O. v. Switzerland, req. 412828/16, §37: limitée par la loi à une période de 18 mois, il est établi que la durée de ce service national a été étendue à une durée indéfinie par le gouvernement.

[3] Cour eur. D.H., 20 juin 2017, M.O. v. Switzerland, req. 412828/16, §52-53: dans un arrêt du 10 octobre 2016 (longuement cité par la Cour) une juridiction anglaise, se livrant pour les besoins de sa cause à un examen détaillé des informations actualisées sur la situation en Erythrée, a conclu que « the national service regime in Eritrea […] does constitute forced labour under Article 4(3) […]. A real risk on return of having to perform military national service duties […] is likely to constitute a flagrant or a mere breach of Article 4(3) as well as a breach of Article 3 of the ECHR ».

[4] Les hypothèses d’exemption sont très limitées. Cour eur. D.H., 20 juin 2017, M.O. v. Switzerland, req. 412828/16, §37.

[5] Traduction de l’auteur. Cour eur. D.H., 20 juin 2017, M.O. v. Switzerland, req. 412828/16, §73.

[6] Cour eur. D.H., 20 juin 2017, M.O. v. Switzerland, req. 412828/16, §75, in fine.

[7] Cour eur. D.H., 20 juin 2017, M.O. v. Switzerland, req. 412828/16, §79.

[8] Ibid.

[9] Cour eur. D.H., 20 juin 2017, M.O. v. Switzerland, req. 412828/16, §92.

[10] Cour eur. D.H., 20 juin 2017, M.O. v. Switzerland, req. 412828/16, §93, in fine.

[11] Cour. eur. D.H., 5 juillet 2005, Said c. Pays-Bas, req. n°2345/02.

[12] Cour. eur. D.H., 5 juillet 2005, Said c. Pays-Bas, req. n°2345/02, §50.

[13] Cour eur. D.H., 20 juin 2017, M.O. v. Switzerland, req. 412828/16, § 80.

[14] Cour eur. D.H., 20 juin 2017, M.O. v. Switzerland, req. 412828/16, §75 in limine.

[15] Cour eur. D.H., 20 juin 2017, M.O. v. Switzerland, req. 412828/16, §30. Selon nous, ce paragraphe est une bonne illustration du raisonnement douteux des autorités suisses.

[16] On précisera par ailleurs que les faits invoqués devant les autorités suisses à l’appui de la demande d’asile et ceux invoqués devant la Cour pour justifier le risque réel de subir des traitements contraires à l’article 3 sont les mêmes. Dès lors, pour statuer sur des questions différentes (reconnaissance du statut de réfugié et décision quant à une violation de l’article 3), les autorités suisses et la Cour vont devoir analyser les mêmes faits.

[17] À titre informatif, nous noterons que les statistiques du CGRA semblent indiquer que la Belgique réserve un traitement en général favorable aux demandes d’asile émanant de ressortissants érythréens. Une analyse succincte - et ne permettant donc certainement pas de tirer des conclusions générales – d’un échantillon de quelques arrêts récents du CCE semble indiquer que le contentieux réside surtout dans l’établissement de la nationalité érythréenne du demandeur plutôt que dans la question de savoir si un individu dont la nationalité érythréenne est établie peut se voir reconnaître le statut de réfugié en Belgique.

Photo de Nicoleon — Travail personnel, CC BY-SA 4.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=39410945

Publié le 03 octobre 2017