Cass. (2e ch.), 21 septembre 2016, P.16.0939.F

Louvain-La-Neuve

Le droit d’être entendu avant l’adoption d’une mesure privative de liberté : un obstacle à l’effectivité ?

La Cour de cassation accueille le moyen soulevé par l’Etat belge selon lequel il n’est pas nécessaire d’entendre à nouveau un étranger avant la prise d’une décision de privation de liberté en vue de la mise à la disposition du gouvernement dès lors que l’individu a déjà été entendu dans le cadre de procédures ayant un objet différent.

Loi du 15 décembre 1980 – Directive 2008/115/CE - Procédure de retour - Droit d’être entendu – Respect des droits de la défense –– Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.

A.  Arrêt

Dans cette affaire, l’Etat belge se pourvoit en cassation contre un arrêt rendu par la Cour d’appel de Mons, Chambre des mises en accusation, le 18 août 2016. Par son second moyen, le secrétaire d’Etat à l’Asile et la Migration conteste l’arrêt de la Cour qui a estimé que certains arguments invoqués par l’étranger auraient pu être pris en considération avant la décision de mise à la disposition du gouvernement, s’il avait été entendu. Faute d’un intérêt à critiquer l’arrêt de la Cour sur ce point, le défendeur oppose à l’Etat belge une fin de non-recevoir. Celle-ci est rejetée par la Cour de cassation qui considère cette question intrinsèquement liée à l’examen du fond du moyen. Le gouvernement reproche en effet à la Cour d’appel d’avoir méconnu l’article 72 de la loi du 15 décembre 1980[1] ainsi que les principes généraux du droit relatif au respect des droits de la défense, du droit d’être entendu et audi alteram partem. Il soutient que la Chambre des mises en accusation n’aurait pas dû déclarer illégale la mesure de privation de liberté prise par l’administration en vue de la mise à la disposition du gouvernement du défendeur au motif que celui-ci n’a pas été préalablement entendu.

La Cour de Cassation confirme. Il n’existe pas de principe général du droit d’être entendu qui se distingue du principe général du droit relatif au respect des droits de la défense. En outre, l’article 72 ne prévoit pas explicitement l’audition préalable de l’étranger avant une décision de mise à la disposition du gouvernement et aucune norme, notamment établie par l’Union européenne, ne fixe les conditions dans lesquelles doit être assuré le respect des droits de la défense des ressortissants de pays tiers en situation irrégulière « avant de faire l’objet d’un maintien dans un lieu déterminé en vue de leur mise à disposition du gouvernement ». En considérant que les droits de la défense de l’étranger n’avaient pas été respectés en raison du fait qu’il n’avait été entendu que dans le cadre de procédures ayant un objet différent et que, n’ayant pas été à nouveau entendu avant la décision de privation de liberté, il n’avait pas eu la possibilité de faire valoir ses observations à l’encontre de cette mesure spécifique, les juges d’appel n’ont pas légalement motivé leur décision. Le moyen est donc fondé, l’arrêt de la Cour d’appel est cassé et renvoyé devant une chambre autrement composée.

B. Éclairage

La conclusion de la Cour de cassation dans cette affaire est une parfaite illustration de l’approche adoptée par la Cour de Justice, suivie par de nombreuses juridictions nationales, consistant à conférer une interprétation toute relative au principe général du droit d’être entendu dès lors qu’il est mis en balance avec des considérations d’effectivité.

Il est vrai qu’en vertu de l’article 72 de la loi du 15 décembre 1980, seule la Chambre du conseil, qui statue dans les 5 jours ouvrables du dépôt de la requête, est tenue d’entendre préalablement l’étranger privé de liberté ou son conseil. Au contraire, une telle garantie n’est pas explicitement reconnue en droit belge aux étrangers mis à la disposition du gouvernement pendant le temps strictement nécessaire à l'exécution d’une mesure d’éloignement. Toutefois, comme l’a jugé la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) à plusieurs reprises, le droit d’être entendu fait partie intégrante du principe fondamental du respect des droits de la défense,[2] lequel s’impose à toute procédure même lorsque la réglementation applicable ne prévoit pas expressément une telle formalité.[3] Ainsi, lorsqu’un Etat membre agit en application du droit de l’Union, comme c’est le cas ici, il est tenu d’en respecter les règles et garanties fondamentales, et d’envisager ces principes de façon transversale. En matière de retour, les garanties accordées aux ressortissants de pays tiers sont encadrées de manière détaillée par la Directive 2008/115 [4] qui fixe les conditions de forme auxquelles les décisions liées au retour sont soumises et oblige les Etats membres à mettre en place des voies de recours effectives contre ces décisions. Bien que la directive ne précise pas si et dans quelles conditions le respect des droits de la défense doit être assuré, il découle de l’obligation faite aux Etats membres de mener les procédures de retour de façon transparente et équitable, qu’un étranger soumis à une procédure relative à l’irrégularité de son séjour soit valablement entendu avant l’adoption d’une décision de retour le concernant.[5] S’agissant par contre d’une décision de privation de liberté (ici le maintien dans un lieu déterminé en vue de la mise à la disposition du gouvernement), la Cour de cassation a relevé à juste titre qu’aucune norme établie par l’Union européenne ne fixait les conditions dans lesquelles le respect des droits de la défense devait être assuré. Cela étant, à en croire la jurisprudence constante de la CJUE, le droit d’être entendu a toujours eu une portée très large dans l’ordre juridique de l’Union et s’applique à toute procédure susceptible d’aboutir à un acte faisant grief. Concrètement, il garantit à toute personne la possibilité de faire connaître, de manière utile et effective, son point de vue avant l’adoption d’une décision administrative « susceptible d’affecter de manière défavorable ses intérêts ».[6] A moins qu’une raison objective justifie de ne pas considérer la privation de liberté d’un individu comme étant une décision susceptible de porter défavorablement atteinte à ses intérêts, le respect du droit d’être entendu nous semble, dans ces circonstances, indiscutable.

Quant à l’affirmation de la Cour de cassation selon laquelle il n’existe pas de principe général du droit d’être entendu qui se distingue du principe général du droit relatif au respect des droits de la défense, il convient de nuancer une nouvelle fois ce propos à la lumière de la jurisprudence de la CJUE. Cette dernière a en effet, dans des affaires relatives au droit de l’immigration, exclu l’application de l’article 41 de la Charte au motif que le libellé de cette disposition s’adresse uniquement aux institutions, aux organes et aux organismes de l’Union. Le demandeur d’un titre de séjour ne saurait donc tirer de cette disposition un droit d’être entendu par l’administration dans toute procédure relative à sa demande.[7] Ce faisant, la Cour semble toutefois s’écarter d’une série d’arrêts, rendus en matière d’asile et de protection des consommateurs, dans lesquels elle reconnaissait une application générale au paragraphe 2 de l’article 41 de la Charte et déduisait du principe de bonne administration « le droit de toute personne d’être entendue avant qu’une mesure individuelle qui l’affecterait défavorablement ne soit prise à son encontre, le droit d’accès de toute personne au dossier qui la concerne (…) ainsi que l’obligation pour l’administration de motiver ses décisions »[8]. Le droit d’être entendu était dès lors consacré tant par les articles 47 et 48 de la Charte, qui garantissent le respect des droits de la défense dans le cadre de toute procédure juridictionnelle, que par l’article 41 de celle-ci, qui assure le droit à une bonne administration.[9]

Cette différenciation pourrait sembler purement symbolique. Or, les implications ne sont pas exactement les mêmes en fonction de la base juridique choisie. Alors qu’au sens de l’article 41, le droit d’être entendu est assuré lors de la phase administrative ou précontentieuse, comme corollaire de l’obligation de motivation formelle de l’administration, l’article 47 est apprécié plus largement, comme l’une des composantes du respect des droits de la défense et du principe du contradictoire dans les procédures juridictionnelles. Il n’est donc pas étonnant qu’en retenant cette dernière disposition comme unique base légale applicable, la Cour ait (implicitement) relativisé la portée du droit d’être entendu : s’agissant par exemple des conséquences légales d’une méconnaissance de cette garantie dans les procédures de retour, la CJUE laisse au juge national le soin de vérifier si une telle violation a effectivement privé celui qui l’invoque de la possibilité́ de mieux faire valoir sa défense dans une mesure telle que la procédure administrative ayant conduit au maintien de la rétention aurait pu aboutir à un résultat différent.[10] Autrement dit, le contrôle a posteriori du respect du droit d’être entendu est loin d’être aussi systématique que celui exercé à l’égard d’autres obligations formelles qui pèsent sur l’administration.[11]

L’idée sous-jacente de cette position se retrouve en fait dans la directive elle-même : celle-ci vise à mettre en place une politique de retour efficace tout en respectant les droits fondamentaux des étrangers et en observant les principes reconnus, en particulier par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.[12] Si ces deux objectifs sont d’égales importances, il semble néanmoins que la Cour de Justice ait plus fortement penché du côté de l’efficacité dans sa jurisprudence récente. Consciente des préoccupations nationales à l’égard des phénomènes migratoires, elle adopte une démarche plus casuistique et admet qu’en dépit de l’importance du droit d’être entendu dans l’ordre juridique de l’Union, sa portée puisse être réduite au nom de la priorité de lutter contre l’immigration « illégale ».[13] On peut cependant s’interroger sur la validité d’un tel raisonnement : le juge national ne devrait-il pas garantir les droits fondamentaux de l’étranger en toutes circonstances à moins d’une incompatibilité manifeste avec l’effectivité d’une procédure de retour ?

Dans un cas déterminé, l’étranger ne devrait-il pas être systématiquement en mesure de faire valoir ses observations à l’égard des décisions qui lui portent préjudice à défaut pour l’administration de justifier d’une dérogation exceptionnelle ?

Enfin, même sur le plan de l’efficacité, il est permis de se demander si entendre un étranger à chaque étape déterminante d’une procédure d’éloignement est véritablement inconciliable avec un tel objectif. A cet égard, (re-)définir les modalités d’une telle garantie (durée de l’audition, écrits, questionnaire, délais réduits etc.) pourrait peut-être constituer une première étape en vue d’une réconciliation de ces deux considérations.

G.R.

C. Pour en savoir plus

Lire l’arrêt :

Cass. (2e ch.), 21 septembre 2016, P.16.0939.F.

Pour en savoir plus :

L. Leboeuf, « Droit d’être entendu et ordre public. Le rappel du principe d’équivalence », Newsletter EDEM, mars 2016.

M. Moraru, G. Renaudiere, “REDIAL electronic journal on judicial interaction and the EU return policy. Second edition: Articles 12 to 14 of the Return Directive 2008/115/CE”, Migration Policy Centre; Research Report (2016/04)

E. Guild, K. Napley, « The right to be heard in immigration and asylum cases: the CJEU moves towards a definition », EU law analysis, January 2015.

H. Gribomont, « La Cour précise la teneur et les modalités du droit d’être entendu des ressortissants de pays tiers en situation irrégulière avant l’adoption d’une décision de retour », Newsletter EDEM, janvier 2015.

Pour citer cette note : G. Renaudière, « Le droit d’être entendu avant l’adoption d’une mesure privative de liberté : un obstacle à l’effectivité ? », Newsletter EDEM, novembre 2016.


[1] Loi du 15 décembre 1980 sur l'accès au territoire, le séjour, l'établissement et l'éloignement des étrangers, M.B., 31 décembre 1980, p. 14584.

[2] C.J.U.E., 28 mars 2000, Krombach, C7/98, Rec. p. I1935, point 42, et 18 décembre 2008, Sopropé, C349/07, Rec.p. I10369, point 36.

[3] C.J.U.E., 22 novembre 2012, M.M., C-277/11, point 86; Sopropé, précité, point 38.

[4] Directive 2008/115/CE du Parlement européen et du Conseil, du 16 décembre 2008, relative aux normes et procédures communes applicables dans les États membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier (JO L 348, p. 98).

[5] Voy. en ce sens les C.J.U.E., 11 décembre 2014, Khaled Boudjlida/Préfet des Pyrénées-Atlantiques, C-249/13 et C.J.U.E., 5 novembre 2014, Sophie Mukarubega/Préfet de police et Préfet de la Seine-Saint-Denis, C-166/13.

[6] C.J.U.E., 9 juin 2005, Espagne/Commission, C287/02, Rec. p. I5093, point 37; Sopropé, précité, point 37; 1er octobre 2009, Foshan Shunde Yongjian Housewares & Hardware/Conseil, C141/08 P, Rec. p. I9147, point 83; 21 décembre 2011, France/People’s Mojahedin Organization of Iran, C27/09 P, Rec. p. I13427, points 64 et 65 ; 22 novembre 2012, M.M., C-277/11, point 87.

[7] C.J.U.E., 5 novembre 2014, Sophie Mukarubega, C-166/13, point 44. 

[8] Ch. dr. fond. UE, Article 41.

[9] C.J.U.E., 22 novembre 2012, M.M., C-277/11, points 82-84.

[10] C.J.U.E., 10 septembre 2013, M. G. et N. R. / Staatssecretaris van Veiligheid en Justitie, C-383/13.

[11] A ce sujet, voy. L. LEBOEUF, « Droit d’être entendu et ordre public. Le rappel du principe d’équivalence », Newsletter EDEM, mars 2016.

[12] Voy. not. les considérants n°2, 4, 17, 24 de la Directive 2008/115/CE.

[13] C.J.U.E., 10 septembre 2013, M. G. et N. R. / Staatssecretaris van Veiligheid en Justitie, C-383/13, point 43; 6 décembre 2011, Achughbabian, C329/11, point 38.

Publié le 07 juin 2017