Conclusions de l’avocate générale Sharpston dans l’affaire Vethanayagam (C-680/17)

Louvain-La-Neuve

La décision de refus de visa : une autonomie procédurale encadrée.

Visas « Schengen » – Décision de refus – Voies de recours – Autonomie procédurale des Etats membres – Compétence juridictionnelle – Droit à un recours effectif –– Obligation de motivation.

Les obligations des Etats membres et associés Schengen en matière de visas se précisent. Plusieurs questions préjudicielles sont pendantes devant la Cour de Justice qui est appelée à se prononcer sur l’effectivité des recours en cas de décision finale de refus de visa, lorsqu’un ou plusieurs Etats sont concernés. La question du degré de motivation, a fortiori lorsque ces derniers font valoir des considérations d’ordre public, se pose également au regard des droits fondamentaux du demandeur.

Géraldine Renaudière

A. Conclusions de l’avocate générale E. Sharpston, 28 mars 2019, Vethanayagam, C-680/17, EU:C:2019:278

Dans cette affaire, la Cour de Justice est appelée à se prononcer sur une question préjudicielle, posée par le tribunal de La Haye, à propos du régime juridique applicable à la délivrance et au refus de visa dans le cadre du règlement (CE) n°810/2009, également appelé « Code communautaire des visas ». Deux autres questions préjudicielles, pendantes devant la Cour et étroitement liées, seront également évoquées dans le présent commentaire (affaires jointes C-225/19 et C-226/19).

En l’espèce, un couple marié de ressortissants sri-lankais envisageait d’aller rendre visite à leur famille, notamment à la belle-sœur de Mme Vethanayagam, résidente aux Pays-Bas et ayant obtenu la nationalité néerlandaise. Les demandes de visa « Schengen » de court séjour (valables pour une durée maximale de 90 jours sur toute période de 180 jours) furent introduites auprès d’un prestataire de service, situé au nord du Sri Lanka, traitant les demandes de visas au nom de la Confédération Suisse. Ce dernier État est en effet chargé de représenter le Royaume des Pays-Bas au Sri Lanka pour ce qui concerne le traitement des demandes de visas Schengen, en vertu d’un « accord de représentation » conclu entre ces pays le 1er octobre 2014. Cette possibilité est explicitement prévue à l’article 8 de l’actuel Code des visas. Leur demande de visa fut rejetée au motif que le couple n’avait pas prouvé qu’ils disposaient de moyens de subsistance suffisants pour la durée de leur séjour au Pays-Bas et pour garantir leur retour au Sri Lanka, une fois le visa expiré. Les seuls recours prévus contre cette décision de refus devaient être intentés auprès des autorités compétentes suisses. Les autorités néerlandaises (dont le service des visas des Pays-Bas, auprès duquel la belle-sœur de la demanderesse a introduit une demande) se sont quant à elles déclarées incompétentes. Le tribunal de La Haye, saisi en appel du litige, a toutefois décidé de saisir la Cour de Justice pour savoir notamment si ce système de représentation consulaire n’était pas incompatible avec le droit à une protection juridictionnelle effective établi à l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux. Dans ses conclusions du 28 mars 2019, l’avocat général E. Sharpston répond (en partie) à ces interrogations.

Elle rappelle tout d’abord qu’au sein de l’espace Schengen, la confiance mutuelle et la coopération priment entre les Etats participants. Aux termes de l’article 8 du Code des visas, un État membre peut accepter d’en représenter un autre en vue d’examiner les demandes et de délivrer des visas pour le compte de l’Etat membre représenté. La question est toutefois de savoir si l’Etat membre qui agit en représentation doit être considéré, en cas de refus, comme celui qui a pris la décision finale et, partant, comme celui qui est compétent pour connaître du recours contre ce refus.

Contrairement à la thèse soutenue par un grand nombre d’Etats intervenants et par la Commission, l’avocate générale estime qu’en cas d’accord de représentation, c’est « l’Etat membre représenté qui reste compétent pour statuer sur le recours contre une décision refusant un visa » (conclusions de l’avocate générale E. Sharpston dans Vethanayagam, point 63). Le Royaume des Pays-Bas constitue en effet la destination unique du séjour des demandeurs. Ce « for naturel », comme le qualifie l’avocate générale, ne peut selon elle se départir totalement de sa compétence consulaire, y compris en cas de représentation par un autre État Schengen. En pareille circonstance, la compétence de notifier la décision de refus de visa serait seulement attribuée à l’Etat membre de représentation qui n’interviendrait que « pour le compte » de l’Etat représenté. Ce dernier conserverait en revanche la compétence de la décision finale et serait donc chargé in fine de statuer sur les recours intentés contre cette décision. À ses yeux, cette interprétation reflète au mieux le principe de protection juridictionnelle effective, d’une part, parce qu’elle évite au demandeur de devoir intenter un recours devant des autorités juridictionnelles d’un État membre avec lequel il n’a probablement aucun lien, d’autre part, parce qu’elle permet à la juridiction nationale de poser à la Cour de Justice une question préjudicielle en interprétation, ce qui ne serait pas le cas des juridictions suisses. Quant à l’étendue de la protection juridictionnelle (droit d’être entendu, aide juridictionnelle, assistance par un interprète etc.) qui doit être accordée au demandeur, l’avocate générale ne répond pas à la dernière question de la juridiction de renvoi, estimant qu’elle ne valait ici que pour les recours introduits auprès des autorités de l’État de représentation.

B. Éclairage

Une politique « commune » des visas

L’intérêt de cette affaire réside tout d’abord dans le fait qu’elle concerne la politique des visas, un domaine encore largement aux mains des Etats membres, malgré une harmonisation progressive des législations nationales et une jurisprudence européenne naissante (Voy. not. CJUE, 26 juillet 2017, Jafari, C-646/16, EU:C:2017:586 ; CJUE, 7 mars 2019, X. et X., C-638/16 PPU, EU:C:2017:173 ; CJUE, 13 décembre 2017, El Hassani, C-403/16, EU:C:2017:960 ; CJUE, 19 décembre 2013, Koushkaki, C-84/12, EU:C:2013:862 ; CJUE, 10 avril 2012, Vo, C-83/12 PPU, EU:C:2012:202).

Le code communautaire des visas, adopté en 2009, fixe les procédures et conditions de délivrance des visas, d’une durée maximale de trois mois, pour les ressortissants de pays tiers qui y sont soumis afin de transiter ou de séjourner sur le territoire des Etats membres de l’espace Schengen. Ce système, qui repose essentiellement sur la confiance mutuelle et la coopération entre les Etats participants, a vocation à devenir une véritable politique commune ; un « corpus commun » d’actes législatifs harmonisés.  Mais il s’agit là d’un objectif à atteindre. À l’instar de la politique de l’asile, il serait prématuré à ce stade de parler d’un régime « uniforme » des visas, tant la diversité des pratiques nationales et la force symbolique des frontières nationales compliquent le traitement homogène des demandes de visas par les différentes autorités consulaires.

Un recours ouvert contre les décisions de refus de visas… Oui, mais lequel ?

Si le Code des visas prévoit la possibilité pour le demandeur de former un « recours » contre une décision de refus de visa, l’article 32(3) laisse aux États membres le soin de décider de sa nature et de ses modalités concrètes.

Dans El Hassani la Cour de Justice a toutefois franchi une étape importante en consacrant l’obligation pour les Etats membres de prévoir au moins un recours juridictionnel dans leur droit national contre les décisions définitives de refus de visa. L’autonomie procédurale dont dispose les Etats Schengen en la matière n’est donc pas absolue. Cette obligation s’impose à tout État membre qui a pris la « décision finale » sur la demande, « conformément à sa législation nationale ».

Contre qui ?

Il est des situations où l’identification de cet État ne coule pas de source. C’est le cas notamment des accords de représentation consulaire, au cœur de l’affaire Vethanayagam.

À cet égard, la thèse défendue par l’avocate générale peut paraître convaincante ; elle s’appuie sur un certain nombre de dispositions du Code, interprétées à la lumière du constat actuel sur l’état de la politique des visas. Selon elle, l’Etat qui a pris la décision finale est l’Etat membre représenté compte tenu de sa compétence incessible et de son statut de destination unique ou principale du séjour. Toutefois, au regard des ambitions du législateur européen, qui s’appuient d’ailleurs directement sur le Programme pluriannuel de La Haye (2005), d’aboutir à terme à une harmonisation plus poussée des législations nationales et des modalités de délivrance des visas dans les missions consulaires locales, il nous semble qu’une interprétation différente, plus audacieuse, pourrait être retenue. Premièrement, l’accord de représentation conclu entre les Pays-Bas et la Suisse mentionne expressément la possibilité pour cette dernière de « refuser de délivrer le visa lorsqu’il y a lieu », conformément à l’article 8, § 4 (d) du Code des visas. Ce faisant, les Pays-Bas optent pour une représentation la plus complète possible, au-delà de la seule réception et de l’examen des demandes. Deuxièmement, le motif de refus invoqué, soit l’insuffisance des moyens de subsistance, s’apprécie au regard d’indicateurs objectifs, répertoriés pour chaque État membre dans un tableau annexé au Manuel des visas. Il n’est donc pas déraisonnable dans ce contexte de confier la responsabilité de la décision (et donc, du recours) à l’Etat membre agissant en représentation qui s’engagera pour sa part, au nom du principe de confiance mutuelle, à se prononcer de façon objective et diligente, pour le compte de l’Etat membre représenté.

La question de la motivation peut toutefois s’avérer plus délicate lorsque le demandeur est considéré comme une menace pour l’ordre public d’un État membre. À l’heure actuelle, il n’existe pas de véritable « ordre public européen ». Les Etats membres restent « pour l’essentiel, libres de déterminer les exigences de [leur propre] ordre public » (CJUE, 11 juin 2015, C-554/13, Z. Zh. Et O., EU:C:2015:377 ).Contrairement au motif économique, le motif d’ordre public est plus difficile à appréhender de par sa nature abstraite, évolutive et largement tributaire des conceptions nationales. N’est-il pas périlleux (voire impossible ?) pour une juridiction nationale de se prononcer sur l’ordre public d’un État voisin, même en cas de représentation totale ?

La motivation du motif de refus en cas de menace à l’ordre public

Le refus de visa pour motif de menace potentielle à l’ordre public a donné lieu à deux nouvelles questions préjudicielles pendantes devant la CJUE (Affaires jointes C-225/19 et C-226/19), formulées là encore par une juridiction néerlandaise. La Cour y est interrogée sur la compatibilité avec les articles 41 et 47 de la Charte d’une décision de refus de visa prise par un État membre qui se borne dans sa motivation à invoquer le motif de la menace à l’ordre public, non pas sur son territoire mais sur le territoire d’un ou de plusieurs autres État membres. La juridiction de renvoi interroge donc la Cour sur le meilleur moyen d’assurer au demandeur une protection juridictionnelle effective dans ces conditions, soit via l’ouverture d’une nouvelle voie de recours auprès du (ou des Etats membres) qui ont émis l’objection, soit auprès de de l’Etat membre qui a pris la décision finale moyennant l’intervention des Etats précités en qualité de deuxième défendeur.

La Cour de Justice aura donc plusieurs occasions d’affiner sa jurisprudence sur ces questions et de contribuer, avec toute l’ingéniosité qui la caractérise, à l’objectif de construction d’une politique commune des visas, voulue par le législateur européen. En parallèle, le nouveau Code communautaire des visas, sur le point d’entrer en vigueur, tend à favoriser le recours à ces accords de représentation qui devraient porter sur « l’entièreté du processus » sans implication de l’État membre représenté.

C. Pour aller plus loin

Lire l’arrêt : Conclusions de l’avocat général Sharpston, du 28 mars 2019, dans l’affaire Vethanayagam.

Jurisprudence : CJUE, 13 décembre 2017, El Hassani, C-403/16, EU:C:2017:960 ; CJUE, 11 juin 2015, C-554/13, Z. Zh. Et O., EU:C:2015:377 ; C.J., 8 mai 2018, K.A., e.a., C-82/16, EU:C:2018:308

Doctrine: Elspeth Guild, Didier Bigo, « Schengen et la politique des visas »,  Cultures conflits, L’Harmattan, 2003, pp.5-21.

Marjolaine Roccati, « Quelle place pour l’autonomie procédurale des Etats membres ? », Revue internationale de Droit économique, Association internationale de droit économique, 2016, 29(4), pp. 429-439.

L. Leboeuf, « Une interdiction d’entrée n’implique pas le rejet systématique de toute demande de regroupement familial ultérieure », Cahiers de l’EDEM, mai 2018.

P. d’Huart, « C.J.U.E., Z. Zh. et I.O. c. Staatssecretaris voor Veiligheid en Justitie, aff. C 554/13, 11 juin 2015 – Le danger pour l’ordre public comme motif de refus d’octroi d’un délai de départ volontaire : un concept à l’autonomie encadrée », Newsletter EDEM, juin 2015.

Pour citer cette note : Renaudiere Géraldine, La décision de refus de visa : une autonomie procédurale encadrée, Cahiers de l’EDEM, juin 2019.

 

 

Publié le 02 juillet 2019