Cour eur. D. H., 15 avril 2014, arrêt ASALYA. c. Turquie, req. n° 43875/09

Louvain-La-Neuve

Le droit à un recours effectif sous l’angle d’une violation de l’article 8 CEDH.

La Cour européenne des droits de l’homme considère que le fait pour un étranger palestinien, marié à une citoyenne turque et menacé d’expulsion pour des raisons de sécurité nationale, ne puisse pas effectivement contester la décision de renvoi, viole son droit à un recours effectif lu en combinaison avec l’article 8 CEDH.

Art. 13 CEDH – Expulsion d’un étranger palestinien-droit à un recours effectif – Droit à la vie privée et familiale – Contrôle de proportionnalité Sécurité nationale.

A. Arrêt

Le requérant est palestinien et vivait dans la bande de Gaza jusqu’en mars 2008. Il fut, entre autres, personnellement et directement visé par un missile lors d’une attaque de l’armée israélienne en 2007. Cette attaque l’a gravement blessé et l’a rendu paraplégique. Il est emmené, en 2008, par une organisation humanitaire en Turquie afin d’accéder à des meilleurs soins de santé et obtient un permis de séjour temporaire à cet effet. En avril 2009, il se marie avec sa kinésithérapeute, de nationalité turque, et obtient un permis de séjour de longue durée, valable jusqu’en mai 2010.

Le 12 août 2009, il est arrêté et placé en détention en vue de son expulsion, après avoir été informé que son permis de séjour a été annulé par le ministre pour des raisons de sécurité nationale. En effet, d’après le service des renseignements turc, le requérant serait impliqué dans des actes de terrorisme international. Durant sa détention, le requérant est privé de son traitement médical et maintenu dans de mauvaises conditions.

Le 14 août 2009, le requérant introduit un recours devant le Tribunal administratif d’Ankara en vue de l’annulation de la décision d’expulsion ainsi que la suspension de son exécution dans l’attente de son examen par le Tribunal. Il invoque, à l’appui de son recours, l’illégalité de la décision notamment au motif que les autorités restent en défaut de démontrer qu’il constitue une menace pour la sécurité nationale et que son expulsion en Israël entraîne un risque de violation de son droit à la vie et à la sécurité. En outre, il invoque la haute probabilité d’être soumis à la torture par les autorités israéliennes ainsi que la violation du droit à l’unité familiale. Par ailleurs, l’absence de traitement médical lui causerait une souffrance irréversible jusqu’à la mort. Il invoque également les conditions inhumaines et dégradantes de sa détention.

Le même jour, le Tribunal administratif suspend, en extrême urgence, l’exécution de la décision pour que l’administration puisse fournir plus d’informations. Le 16 septembre 2009, le Tribunal estime qu’il n’existe pas d’éléments garantissant la suspension de la décision d’expulsion et revient sur sa précédente décision de suspension. Le 30 septembre 2009, le requérant interjette appel de cette décision. Le 14 octobre 2009, la Cour administrative régionale d’Ankara rejette l’appel. La suspension de la décision est définitivement annulée.

Entre-temps, le requérant a introduit une demande d’asile auprès du UNHCR le 25 septembre 2009 et sa demande est toujours pendante.

Le 22 décembre 2009, les autorités informent le conseil du requérant qu’en exécution de la décision de la Cour d’appel, ce dernier a quinze jours pour quitter la Turquie ou il sera expulsé.

Le conseil du requérant s’adresse aux autorités turques pour rappeler les motifs qui plaident contre son expulsion et insiste sur le fait que le recours en annulation contre la décision d’expulsion est toujours pendant devant le Tribunal administratif d’Ankara.

Il saisit simultanément la Cour d’une demande de mesures provisoires ; elle y fait droit en demandant aux autorités turques de ne pas procéder à l’expulsion du requérant. 

Suite à l’octroi de cette mesure, les autorités turques délivrent au requérant un permis de séjour temporaire de trois mois renouvelable jusqu’à nouvel ordre et, pour finir, un permis de séjour de longue durée en raison de sa vie familiale en Turquie.

La Cour constate d’abord que le recours du requérant, en ce qu’il invoque la violation des articles 2, 3, et 8, CEDH sous l’angle de la menace de son expulsion, est irrecevable puisqu’il n’a plus le statut de victime au sens de l’article 34 CEDH. La Cour examine toutefois si l’article 13 CEDH, lu en combinaison avec les articles 2, 3, et 8, a été violé. 

La recevabilité du moyen tiré de l’article 13 CEDH

La Cour examine d’abord si le requérant maintient son statut de victime au sens l’article 34 CEDH lorsqu’il invoque une violation de son droit à un recours effectif au sens de l’article 13 CEDH.

Elle rappelle que le droit procédural à un recours effectif vise à assurer que les juridictions nationales puissent effectivement garantir la protection des droits substantiels de la Convention. Elle confirme sa jurisprudence constante selon laquelle l’article 13 garantit le droit à un recours effectif lorsqu’il s’agit d’exprimer un grief défendable à l’encontre d’une décision qui affecte irréversiblement un droit protégé par la Convention. Le caractère « défendable » est établi au cas par cas en fonction des circonstances propres au cas d’espèce.

En ce qui concerne la recevabilité, elle juge que la perte du statut de victime sur le plan substantiel peut laisser subsister le statut de victime quant à l’article 13. Les faits constituant la violation alléguée de l’article 13 avaient s’étaient déjà produits au moment où le risque d’expulsion du requérant a cessé d’exister.

Il faut toutefois que les griefs aient été défendables. À cet égard, la Cour relève que si le requérant est considéré par les autorités israéliennes comme impliqué dans des activités terroristes, il ne fait aucun doute qu’il existe un risque tant pour sa vie que pour son intégrité physique. Par le passé, le requérant a déjà été exposé à des attaques ciblés avant de quitter Gaza pour la Turquie. Quant à l’article 8 CEDH, il n’est pas contesté par les autorités turques que le requérant entretient une relation conjugale réelle avec sa femme, citoyenne turque. Le grief fondé sur une interférence avec sa vie privée et familiale est également défendable.

Le droit à un recours effectif en cas de risque de torture, traitement inhumain et dégradant et atteinte au droit à la vie

La Cour rappelle le caractère irréversible du dommage en cas de torture et/ou traitement inhumain et dégradant. Il s’en suit qu’un recours effectif requiert un examen indépendant et rigoureux de l’évaluation. La menace invoquée par les autorités pour la sécurité nationale est sans pertinence. Le caractère automatiquement suspensif du recours est fondamental (§ 111). Il en va de même quant à l’article 2.

La procédure prévue par le droit interne turc est dépourvue d’effet suspensif automatique et expose les personnes concernées à un éloignement sans examen préalable de ses griefs.

Bien qu’elle conclue que cette constatation suffit à la violation de l’article 13 CEDH, la cour insiste sur l’exigence d’examen rigoureux des griefs. Elle considère que la Cour administrative d’Ankara n’a pas pris en considération le risque personnel du requérant lorsqu’elle a examiné son recours contre la décision de renvoi. Ce manquement est dû au fait que, ni la décision d’expulsion, ni les conclusions du ministre, n’ont spécifié où le requérant serait déporté. Une telle ambiguïté est inacceptable en ce qu’elle aggrave la situation précaire du requérant et constitue une entrave à un examen rigoureux des risques encourus en cas d’expulsion, ce qui rend la protection offerte par l’article 13 CEDH illusoire.

La Cour conclut à la violation de l’article 13 CEDH lu en combinaison avec les articles 2 et 3.

Le droit à un recours effectif en cas de risque d’ingérence dans la vie privée et familiale

A la différence de ce qui se déduit de la combinaison de l’article 13 CEDH avec les articles 2 et 3, lorsque la risque porte sur une atteinte potentielle à la vie privée ou familiale, il n’est pas impératif que le recours soit suspensif pour être effectif.

Toutefois, il faut que la personne visée ait la possibilité effective de contester la décision d’expulsion, que les faits pertinents soient examinés avec des garanties procédurales adéquates, telles que l’indépendance et l’impartialité.

En outre, si l’expulsion est fondée sur des considérations de sécurité nationale, la Cour admet certaines restrictions procédurales sans toutefois que cela n’élude l’examen de proportionnalité.

En l’espèce, le requérant n’a pas eu accès à toutes les preuves motivant l’administration et rien ne permet de déterminer si la Cour administrative d’Ankara, sur base des informations qu’elle a obtenues, a procédé à un réel examen des allégations de l’administration ainsi qu’à l’évaluation de la réalité du risque pour la sécurité nationale.

La Cour conclut, donc, qu’en l’absence d’une réelle mise en balance des intérêts, l’article 13 lu en combinaison avec l’article 8, a été violé.

B. Éclairage

La Cour confirme sa jurisprudence désormais constante quant à l’exigence d’un recours suspensif en cas de risque de violation des articles 2 et 3. Par ailleurs, à l’instar de ce qu’elle avait décidé dans l’affaire Chahal, les considérations de sécurité nationale ne justifient pas un assouplissement des exigences découlant de l’article 13 CEDH lorsqu’il est invoqué en combinaison avec l’article 3 CEDH.

L’arrêt retient dès lors davantage l’attention en ce qu’il revient sur la question du droit à un recours effectif en combinaison avec l’article 8 CEDH, abordée par la grande chambre dans l’affaire De Souza Ribeiro c. France [1].  

La Cour avait jugé que « (…) s’agissant d’éloignement d’étrangers contestés sur la base d’une atteinte alléguée à la vie privée et familiale, l’effectivité ne requiert pas que les intéressés disposent d’un recours de plein droit suspensif. Il n’en demeure pas moins, qu’en matière d’immigration, lorsqu’il existe un grief défendable selon lequel une expulsion risque de porter atteinte au droit de l’étranger au respect de sa vie privée et familiale, l’article 13 combiné avec l’article 8 de la Convention exige que l’Etat fournisse à la personne concernée une possibilité effective de contester la décision d’expulsion ou de refus d’un permis de séjour et d’obtenir un examen suffisamment approfondi et offrant des garanties procédurales adéquates des questions pertinentes par une instance interne compétente fournissant des gages suffisants d’indépendance et d’impartialité ».[2]

Cette motivation réitérée dans la présente affaire laisse perplexe sur le plan pratique. Comment garantir un recours effectif si le juge ne peut se prononcer avant qu’il n’ait été procédé à l’éloignement ? Dans l’affaire Ribeiro, la grande chambre avait d’ailleurs souligné que « sans préjudice du caractère suspensif ou non des recours, l’effectivité requiert, pour éviter tout risque de décision arbitraire, que l’intervention du juge ou de "l’instance nationale" soit réelle » (§ 93), ajoutant « qu’au moment de l’éloignement, les recours introduits par le requérant et les circonstances concernant sa vie privée et familiale n’avaient fait l’objet d’aucun examen effectif par une instance nationale. En particulier, compte tenu du déroulement chronologique des faits de la présente espèce, la Cour ne peut que constater qu’aucun examen judiciaire des demandes du requérant n’a pu avoir lieu, ni au fond ni en référé » (§ 94).

Les principes exposés par le juge strasbourgeois – à savoir l’absence d’exigence d’un recours de plein droit suspensif – sont en contradiction avec les développements qui suivent. L’intervention du juge peut-elle être réelle si elle est postérieure ? En droit belge, dès lors que l’éloignement rend le recours en annulation sans objet, le juge ne peut intervenir « réellement » qu’avant.

Dès l’arrêt rendu en grande chambre dans l’affaire Ribeiro, les juges dissidents avaient plaidé en faveur d’un alignement de la jurisprudence « 8 + 13 » sur la jurisprudence « 2/3 + 13 ». Les juges Spielmann, Berro-Lefevre et Power avaient souligné qu’ « il n’existe aucune raison logique ou juridique faisant obstacle à une telle exigence en matière d’article 8 » car les conséquences d’un éloignement peuvent être « dévastatrices ». Elles peuvent l’être « d’autant plus [que la victime] n’aura pas la possibilité de faire valoir ses arguments ni d’être entendue par une instance nationale appropriée avant la mise en œuvre de la mesure ». Pour conclure sur la possibilité d’ « exiger un recours suspensif lorsque des allégations de violation de l'article 8 sont présentées », les juges partiellement dissidents ont souligné que cela « obligerait les États à renforcer les garanties offertes et le rôle des juridictions nationales, ainsi que, par conséquence, la subsidiarité de la Cour », sans pour autant imposer « aux États contractants une obligation d'octroyer un permis de séjour à tous les étrangers en situation irrégulière. Simplement, lorsque des non-nationaux sont ou ont été résidents d'un Etat partie à la Convention, et y ont établi leur vie familiale, la mesure d'expulsion ne pourrait être mise à exécution qu'après un contrôle attentif par une autorité nationale du bien-fondé du grief formé sous l'angle de l'article 8 ».

L’arrêt commenté laisse une fois de plus ces questions en suspens, affirmant qu’il n’y a pas d’exigence de principe d’un recours suspensif, tout en indiquant que le requérant doit avoir « the effective possibility of challenging the deportation order and of having the relevant issues examined ». A moins d’admettre que l’examen puisse avoir lieu après l’éloignement, ce que la Cour devrait alors indiquer clairement, la position défendue est contradictoire.

S.D.

C. Pour en savoir plus

Pour consulter l’arrêt : Cour eur. D. H., 15 avril 2014, ASALYA. c. Turquie, req. n° 43875/09.

Législation

Articles 3, 8, 13, de la Convention européenne des droits de l’homme.

Jurisprudence

Cour eur. D.H., 11 juillet 2000, Jabari c. Turquie, req. n° 40035/98.

Cour eur. D.H., 5 février 2002, Conka c. Belgique, req. n° 51564/99.

Cour eur. D.H., 26 avril 2007, Gebremedhin c. France, req. n° 25389/05.

Cour eur. D.H., 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, req. n° 30696/09.

Cour eur. D.H., 20 décembre 2011, Yoh-Ekale Mwanje c. Belgique, req. n° 10486/10.

Cour eur. D.H., 27 février 2014, S.J. c. Belgique, req. n° 70055/10.

Cour eur. D. H., 13 décembre 2012, De Souza Ribeiro c. France, req. n° 22689/07.

Doctrine

L. LEBOEUF, « Droit à un recours effectif et séjour médical. Le statu quo », Newsletter EDEM, mars 2014.

M. LYS, « La Cour constitutionnelle condamne l’absence de recours effectif à l’encontre des décisions de refus de prise en considération des demandes d’asile de personnes provenant d’un pays d’origine sûr », Newsletter EDEM, février 2014.

S. DATOUSSAID, « Suspension en extrême urgence d’une décision de refus de prise en considération d’une deuxième demande d’asile pour défaut de recours effectif », Newsletter EDEM, février 2014.

T. WIBAULT, « Droit d’asile et recours effectif en Belgique : Procédure accélérée, mais pas amputée », La Revue des droits de l’homme [en ligne], Actualités Droits-Libertés, mis en ligne le 24 février 2014, consulté le 24 février 2014.


[1] Cour eur. D.H., 13 décembre 2012, De Souza Ribeiro c. France, req. n° 22689/07.

[2] Ibid., § 83.

Publié le 15 juin 2017