Cour eur. D.H., arrêt I c. Suède du 5 septembre 2013

Louvain-La-Neuve

L’absence de crédibilité d’un demandeur d’asile ne peut occulter la prise en compte cumulée d’un certificat médical et de facteurs relatifs à la situation sécuritaire générale d’un pays dans l’évaluation du risque de mauvais traitements en cas de retour

L’absence de crédibilité des déclarations d’un demandeur d’asile ne peut occulter l’examen du risque de violation de l’article 3 CEDH en cas de retour lorsque figure au dossier un certificat médical faisant état de cicatrices importantes pouvant résulter d’actes de torture. La combinaison des facteurs que sont ce certificat médical, la situation générale d’insécurité prévalant en Tchétchénie et les arrestations fréquentes des demandeurs d’asile déboutés revenant en Russie, conduit la Cour à juger contraire à l’article 3 CEDH une expulsion des demandeurs d’asile concernés vers la Russie, malgré l’absence de crédibilité de leurs déclarations.

Art. 3 CEDH – Demandeurs d’asile tchétchènes déboutés – Certificats médicaux attestant de cicatrices importantes – Force probante – Absence de crédibilité du profil du demandeur  – Situation générale d’insécurité en Tchétchénie –  Expulsion vers la Russie (violation).

A. Arrêt

La Cour européenne des droits de l’homme (ci-après : Cour eur. D.H.) se prononce sur la requête introduite par des ressortissants Russes, d’origine tchétchène à l’encontre de la mesure d’expulsion. Ils arguaient que cette mesure viole les articles 2 et 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (ci-après : CEDH).

Dans cette affaire, le premier requérant affirmait être persécuté par les autorités russes et par le « Kadyrov’s group », parce qu’il avait été chargé de documenter des exécutions de villageois commises par les troupes russes. Il affirmait également avoir été torturé durant sa détention, pour le forcer à donner des informations sur les rebelles. Il avait déposé, devant les autorités suédoises, un certificat médical faisant état de cicatrices récentes sur son corps. Son épouse et son enfant, les deuxième et troisième requérants, affirmaient quant à eux avoir été enlevés par les Forces de sécurité russes. L’épouse du requérant faisait état d’un viol et d’actes de torture à son encontre.

Le requérant a présenté aux autorités et à la Cour un profil de journaliste, ou, en tout cas, de quelqu’un ayant travaillé dans le journalisme, et ayant été en contact avec Anna Politkovskaja. Les autorités suédoises avaient jugé non crédibles tant les déclarations que le profil journalistique du requérant, et avaient rejeté la demande d’asile de ce dernier pour cette raison. En conséquence, une mesure d’expulsion du territoire avait été prise à l’encontre du requérant et de sa famille. C’est cette mesure qui constituait, selon ces derniers, une violation des articles 2 et 3 CEDH.

Dans son arrêt, la Cour ne se prononce que sur le grief tiré de la violation de l’article 3 CEDH. Elle commence par lister les informations objectives relatives à la situation générale en Tchétchénie. En particulier, elle relève l’existence de disparitions d’opposants et de mauvais traitements lors des détentions, l’impunité des violations des droits de l’homme malgré les mesures législatives introduites, et une situation généralisée d’insécurité. Elle met également en évidence les nombreux problèmes que doivent affronter les demandeurs d’asile déboutés d’origine tchétchène retournant en Russie, et pointe en particulier de fréquentes détentions arbitraires suite au passage de la frontière.

La Cour rappelle ensuite sa jurisprudence constante : la situation générale d’insécurité en Tchétchénie ne suffit pas pour conclure que toute expulsion d’un ressortissant russe d’origine tchétchène constitue une violation de l’article 3 CEDH. Elle cite à cet égard son arrêt Bajsultanov c. Autriche du 12 juin 2012 et sa décision d’inadmissibilité Jelsujeva c. Pays-Bas du 1er juin 2006.

La Cour procède alors à l’examen de la situation individuelle des requérants[1]. Elle rappelle ici son arrêt R.C. c. Suède  du 9 mars 2010, dans lequel elle avait affirmé que les autorités nationales sont les mieux placées pour analyser la crédibilité des déclarations d’un demandeur d’asile, tout en insistant sur le nécessaire octroi du bénéfice du doute aux demandeurs d’asile. En l’espèce, la Cour constate cependant que ce n’est pas tant le fait que le requérant ait été victime d’actes de torture qui est contesté par les autorités suédoises, mais le fait qu’il n’ait pas pu établir à suffisance qui étaient les auteurs de ces actes de torture et les raisons pour lesquelles il en avait été victime. Ses déclarations quant à son rôle de « journaliste » n’avaient en effet pas convaincu les autorités suédoises. Pourtant, un certificat médical attestait de graves cicatrices récentes sur le corps du requérant.

La Cour poursuit en examinant la question de savoir si un fait isolé de torture suffit pour démontrer qu’une personne court un risque d’être à nouveau exposé à la torture ou à des traitements inhumains et dégradants en cas de retour[2]. Elle fait à nouveau référence à son arrêt R.C. c. Suède, dans lequel elle affirmait que, en cas de dépôt d’un certificat médical attestant d’actes de torture, c’est à l’Etat de dissiper tout doute quant au risque de nouveaux actes de torture en cas de retour. Dans l’arrêt commenté, la Cour rajoute cependant que, pour ce faire, « the State must at least be in a position to assess the asylum seeker’s individual situation. However, this may be impossible, when there is no proof of the asylum seeker’s identity and when the statement provided to substantiate the asylum request gives reason to question his or her credibility ». La Cour rappelle alors que c’est en principe à la personne menacée d’expulsion qu’il appartient d’indiquer des raisons substantielles pour lesquelles elle courrait effectivement le risque de nouveaux mauvais traitements en cas de retour.

En l’espèce, la Cour admet que la crédibilité des déclarations des demandeurs n’est pas établie, spécialement en ce qui concerne les activités journalistiques du premier requérant, activités dont il prétendait pourtant qu’elles étaient la raison première des actes de torture subis[3].

Pourtant, la Cour ne va pas en rester là. Elle affirme que le risque de torture en cas de retour doit être évalué en tenant compte de tous les facteurs pouvant augmenter le risque de mauvais traitements. Elle continue son raisonnement en affirmant que certains de ces facteurs pris isolément ne suffisent peut-être pas à établir l’existence d’un tel risque, mais que, pris cumulativement et considérés dans une situation générale d’insécurité, ils peuvent y conduire[4].

Dans cette optique, la Cour constate ensuite que le certificat médical figurant au dossier mentionne que le premier requérant présente des cicatrices visibles et récentes sur tout le corps. Ce certificat médical mentionne également que ces blessures pourraient être compatibles avec les déclarations du requérant concernant le timing et la nature des actes de torture qu’il prétendait avoir subis.

La Cour poursuit en faisant une analyse cumulative des différents facteurs objectifs en sa possession : les arrestations fréquentes des migrants tchétchènes retournant en Russie, la situation générale d’insécurité en Tchétchénie et les persécutions des rebelles, et les cicatrices récentes du requérant sur son corps. Elle affirme que, en cas de fouille corporelle du requérant lors de sa possible arrestation à l’occasion de son retour en Russie, les autorités russes constateraient les cicatrices présentes sur son corps, verraient donc qu’il avait été soumis à des actes de tortures ou de mauvais traitement « for whatever reason »[5], et pourraient en déduire qu’il a pris activement part à la seconde guerre de Tchétchénie.

Prenant en compte ces différents facteurs de façon cumulative, la Cour conclut qu’il y a suffisamment de raisons de croire que les requérants seraient exposés à un risque réel d’être soumis à des traitements contraires à l’article 3 CEDH en cas de retour en Russie. Elle conclut donc à la violation, par la Suède, de l’article 3 CEDH.

B. Éclairage

L’arrêt commenté affine la jurisprudence de la Cour quant à l’incidence de certificats médicaux déposés sur les procédures d’expulsion et/ou d’asile dans les États membres.

Il est intéressant à deux points de vue. D’une part, la Cour insiste sur l’importance de l’analyse cumulative de différents éléments objectifs qui, pris isolément, ne suffiraient pas à établir une violation de l’article 3 CEDH en cas de retour. D’autre part, elle affirme qu’on ne peut ôter toute force probante à un document médical attestant d’actes de torture au seul motif de l’absence de crédibilité des déclarations d’un demandeur d’asile, fût-ce sur les circonstances dans lesquelles ces actes de torture se sont passés : encore faut-il examiner si, cumulé avec les autres éléments objectifs du dossier (dont la situation générale d’un pays), cet élément n’empêche pas l’expulsion d’un étranger, sous peine de contrevenir à l’article 3 CEDH.

L’arrêt commenté s’inscrit dans le sillage de la jurisprudence récente de la Cour européenne des droits de l’homme. Dans son arrêt R.C. c. Suède du 9 mars 2010, la Cour avait estimé que les incertitudes du récit du demandeur d’asile ne suffisaient pas à ruiner la crédibilité générale de ce dernier, au vu du certificat médical déposé attestant que les importantes traces de blessures du requérant pouvaient être causées par un mauvais traitement ou de la torture. Dans ce cas d’espèce, la Cour avait considéré que « la conclusion du médecin consulté selon laquelle les blessures observées peuvent dans une large mesure avoir été infligées dans le contexte décrit par le requérant est une indication suffisante qu’il a été victime de tortures »[6]. Dans son arrêt Mo.M. c. France du 18 avril 2013, la Cour avait adopté une position semblable, estimant que les certificats médicaux déposés par le requérant rendaient vraisemblables les actes de torture qu’il dénonçait.

L’arrêt commenté va toutefois encore un peu plus loin. En effet, en l’espèce, la Cour affirme clairement qu’il n’est pas crédible que les actes de torture subis par le requérant l’aient été dans le contexte qu’il décrit. Même si elle juge ces actes de torture réels, ils ne viennent pas ici réellement corroborer le récit du requérant, à la différence des deux arrêts précités. Malgré tout, combinant ces actes de tortures avec les autres facteurs qu’elle relève, la Cour estime qu’un renvoi du demandeur en Russie constituerait une violation de l’article 3 CEDH, et ce même sans avoir d’idée claire du contexte dans lequel le requérant a subi ces actes de torture.

Cette jurisprudence européenne doit être entendue par le Conseil du contentieux des étrangers (ci-après : C.C.E.), qui est fréquemment confronté à la question de la prise en compte de documents médicaux dans le traitement d’une demande d’asile. Dans sa jurisprudence, le C.C.E. écarte fréquemment des certificats médicaux déposés lorsque les déclarations d’un demandeur d’asile sont jugées non crédibles[7]. Il utilise plutôt les certificats médicaux produits « comme un appui lorsque le juge est préalablement arrivé à la conviction que le récit est crédible »[8].

L’arrêt commenté invite le juge à ne pas arrêter son analyse au manque de crédibilité des déclarations d’un demandeur d’asile lorsqu’il dépose au dossier un certificat médical attestant de cicatrices telles qu’il est crédible qu’il ait subi des mauvais traitements. Le fait qu’un demandeur d’asile n’ait pu rendre crédible les circonstances dans lesquelles il a subi ces mauvais traitements ne peut empêcher le juge de tenir compte, de manière cumulative, du certificat médical déposé et d’une situation générale d’insécurité dans un pays donné (en l’espèce, il semble que l’élément déterminant ait été la certitude que de nombreux demandeurs d’asile tchétchènes qui retournent en Russie sont arrêtés à la frontière), pour analyser le risque de mauvais traitements en cas de retour.

En d’autres termes, l’arrêt commenté peut également être analysé comme une prolongation d’un des enseignements de l’arrêt Singh c. Belgique du 2 octobre 2012, dans lequel la Cour avait condamné la Belgique parce que « l’examen du risque objectif d’une violation de l’article 3 CEDH a été occulté […] par l’examen de la crédibilité des requérants et les doutes quant à la sincérité de leurs déclarations »[9].

Reste la question de savoir ce que les autorités nationales feront lorsqu’elles constateront un risque de violation de l’article 3 CEDH en cas d’expulsion dans un cas semblable à l’arrêt commenté : accorder une protection subsidiaire, ou bien se contenter de constater qu’une expulsion est impossible tout en refusant d’octroyer un titre de séjour aux demandeurs concernés, créant ainsi une catégorie de personnes à la fois « illégales » et « inexpulsables »[10]...

M.L.

C. Pour en savoir plus

Pour consulter l’arrêt : Cour eur. D.H., 5 septembre 2013, I c. Suède, req. n°61204/09

Doctrine :

S. Saroléa, « La prise en compte des attestations psychologiques », Newsletter EDEM, juin 2013, p. 20.

Jurisprudence :

Cour eur. D.H., 9 mars 2010, R.C. c. Suède, req. n° 41827/07.

Cour eur. D.H., 2 octobre 2012, Singh c. Belgique, req. n° 33210/11.

Cour eur. D.H., 18 avril 2013, Mo.M. c. France, req. n° 18372/10.

Pour citer cette note : M. Lys, « L’absence de crédibilité d’un demandeur d’asile ne peut occulter la prise en compte cumulée d’un certificat médical et de facteurs relatifs à la situation sécuritaire générale d’un pays dans l’évaluation du risque de mauvais traitements en cas de retour. », Newsletter EDEM, septembre 2013.


[1] Cour eur. D.H., 5 septembre 2013, I. c. Suède, req. n° 61204/09, §§ 59 et suivants.

[2] § 62.

[3] § 64.

[4] § 66.

[5] §68.

[6] S. Saroléa, « La prise en compte des attestations psychologiques », Newsletter EDEM, juin 2013, p. 20.

[7] A titre d’exemple, voy. C.C.E., 21 janvier 2011, n° 54.728, pt 4.4 : « quoiqu’il importe de noter qu’il n’appartient pas au Conseil de céans de porter une appréciation sur les suites à donner à une telle demande, il ne lui appartient pas de mettre en cause l’expertise médicale ou psychologique d’un médecin, spécialiste ou non, qui constate le traumatisme ou les séquelles d’un patient et qui, au vu de leur gravité, émet des suppositions quant à leur origine. Par contre, il considère que, ce faisant, le médecin ou le psychologue ne peut pas établir avec certitude les circonstances factuelles dans lesquelles ce traumatisme ou ces séquelles ont été occasionnés (voir RvS, 10 juin 2004, n° 132.261 et RvV, 10 octobre 2007, n° 2468). Ainsi, l’attestation du 14 août 2009 portant que le requérant souffre d’un "état dépressif en rapport avec une maladie génétique et un passé traumatique […]" n’est pas habilitée à établir que ces événements sont effectivement ceux qu’invoque le requérant pour fonder sa demande d’asile mais que les propos du requérant empêchent de tenir pour crédibles. Pareille affirmation ne peut être comprise que comme une supposition avancée par le médecin qui a rédigé l’attestation. En tout état de cause, elle ne permet pas en l’occurrence de rétablir la crédibilité gravement défaillante des propos du requérant concernant l’élément déclencheur du départ de son pays ». Voy. aussi C.C.E., 18 octobre 2012, n° 90.014, pt 5.6 : « Quant au rapport de soin établi […] qui attesterait de la perte de trois dents ainsi que le protocole du scanner cérébral établi le 21 mai 2012 qui fait état d’un "status post traumatisme crânien ancien […] en regard d’un enfoncement osseux", le Conseil estime qu’aucun lien ne peut être établi avec certitude avec les circonstances factuelles dans lesquelles ce traumatisme ou ces séquelles ont été occasionnées au vu du manque de crédibilité général du récit de la partie requérante ». Comp. C.C.E., 21 mars 2013, n° 99.380, où le C.C.E. estime consternant de rejeter ce document rédigé par un professionnel de la santé mentale, notamment, parce qu’il a été établi « par une personne qui n’a pas été le témoin direct des événements que [la requérante présente] au C.G.R.A. afin de soutenir [sa] demande d’asile ». Dans cet arrêt, cependant, le C.C.E. considérait que le manque de crédibilité relevé dans l’acte attaqué n’est nullement établi et que les motifs de l’acte ne résistent pas à l’analyse, soit qu’ils ne sont pas établis, soit qu’ils sont valablement rencontrés par la requête, soit enfin qu’ils ne suffisent pas à priver le récit de crédibilité ».

[8] S. Saroléa, « La prise en compte des attestations psychologiques », op. cit., p. 19.

[9] Cour eur. D.H., 2 octobre 2012, Singh c. Belgique, req. n° 33210/11, § 100.

Publié le 16 juin 2017