Trib. Trav. Bruxelles, (réf.), 1er juillet 2014, R.G. n° 14/21/C

Louvain-La-Neuve

Le recours national contre le transfert Dublin n’est pas un recours effectif au sens du droit de l’UE.

Le Tribunal du travail de Bruxelles, siégeant en référé, était saisi d’une requête visant à condamner l’agence FEDASIL à héberger et fournir l’accueil à une requérante, demandeuse d’asile de nationalité syrienne sous procédure Dublin, à l’encontre de laquelle une décision de transfert Dublin III a été prise. Le juge social se trouve confronté de nouveau à l’interruption de l’aide matérielle accordée à un demandeur d’asile sous procédure Dublin, alors qu’un recours est introduit pour contester la légalité du transfert devant le Conseil du contentieux des étrangers (C.C.E.). Le juge social s’est déjà prononcé sur cette question, notamment suite à l’arrêt C.J.U.E. Cimade et Gisti[*]. Dans la présente décision, le juge se prononce de manière plus large sur la non-conformité du recours ouvert en droit belge contre le transfert Dublin, avec des incidences directes sur l’accueil de la requérante, en se fondant sur le règlement Dublin III. Il conclut à la condamnation de FEDASIL a rétablir l’hébergement au motif que le recours en annulation prévu en droit belge contre le transfert Dublin n’est pas conforme au droit au recours effectif introduit par l’article 27 RD III.


[*] Pour un aperçu jurisprudentiel, voy. E. NERAUDAU, « L’évolution des conditions d’accueil des demandeurs d’asile sous procédure Dublin en Belgique, sous l’effet de l’arrêt Cimade et Gisti de la Cour de justice de l’Union européenne », R.D.E., n° 174, 2013.

Règlement n° 604/2013 dit « Dublin III » (RD III) – Article 27 RD III (droit au recours effectif) Article 13 CEDH Articles 39/2, § 2, et 39/82 de la loi du 15 décembre 1980 (recours en annulation et demande de suspension) – Articles 6 et 7, § 3, de la loi du 12 janvier 2007 dite « loi accueil » Non-conformité des recours belges ouverts contre les transferts Dublin avec le droit de l’UE (recours effectif).

A. Arrêt

La requérante, de nationalité syrienne, accompagnée de ses trois enfants mineurs a introduit une demande d’asile en Belgique le 24 février 2014. La famille est placée dans un centre d’accueil pour demandeurs d’asile. L’Office des étrangers (O.E.) adresse une demande de prise en charge aux autorités espagnoles le 6 mars 2014, qui marquent leur accord le 28 avril 2014 pour franchissement irrégulier de la frontière extérieure de l’U.E. (article 13, § 1, RD III). Le 19 mai, l’O.E. notifie à la requérante une décision de transfert Dublin (annexe 26quater). Le 22 mai, l’agence FEDASIL l’informe de la fin de son droit à l’aide matérielle en application de l’article 6 de la loi du 12 janvier 2007 (dite « loi accueil ») et de sa sortie du centre pour le 27 mai au plus tard.

Le 6 juin, le conseil de la requérante sollicite de l’agence FEDASIL une prolongation de son hébergement à titre principal sur le fondement de l’article 7, § 3, de la loi accueil, dans la mesure où un recours contre la décision de transfert allait être introduit auprès du Conseil du contentieux des étrangers (C.C.E.). Il invoque l’article 27 RD III, qui pose le droit à un recours effectif contre les transferts, et la requérante devrait disposer d’un recours de plein contentieux avec un effet suspensif. Par citation en référé du 11 juin 2014, la requérante demande au Tribunal du travail de Bruxelles de condamner FEDASIL de l’héberger et dépose une requête au fond le 16 juin. Le 18 juin, elle introduit un recours en annulation à l’encontre de la décision de transfert Dublin (annexe 26quater) auprès du C.C.E. Par une décision intervenue entre le 23 et le 27 juin 2014, FEDASIL déclare non fondée la demande de prolongation d’aide, s’appuyant sur le droit et la pratique en vigueur, et invite la requérante a quitter la structure d’accueil dans les trois jours ouvrables de la décision.

Par Ordonnance du 1er juillet 2014, le tribunal de travail de Bruxelles, siégeant en référé, se prononce favorablement sur la condition d’urgence, soulignant l’absence de ressource de la famille requérante, et procède en plusieurs temps sur la condition de l’apparence de droits :

  • d’abord, le juge vise l’article 27 du règlement dit « Dublin III » qui introduit le droit au recours effectif contre la décision de transfert ; il rappelle les caractéristiques des règlements en droit de l’UE : portée générale, obligatoire en tous ses éléments et directement applicable, précisant que son effet direct vaut « même si une lacune dans son texte ou le défaut de mesures complémentaires ou nationales auxquelles il renvoie empêche son application (CJUE, aff. 230/78, Eridania, Rec. 1979, p. 2749) ».
  • ensuite, il confronte le droit belge à cette exigence de recours effectif contre les décisions de transfert Dublin. D’une part, le recours en annulation devant le C.C.E., ouvert pour contester la légalité d’une décision de transfert Dublin prise par l’O.E. (article 39/2, § 2, de la loi du 15 décembre 1980), n’est pas conforme au recours visé par l’article 27 RD III « à défaut d’être un recours de pleine juridiction » (feuillet n° 7). D’autre part, « l’introduction d’un tel recours en annulation n’est pas suspensif », même si le requérant peut former une demande en suspension ordinaire ou en extrême urgence de l’acte attaquée (article 39/3 de la loi du 15 décembre 1980). D’ailleurs, cette possibilité n’a pas été jugée conforme au droit à un recours effectif tel que garanti par l’article 13 CEDH.

La requérante peut se plaindre prima facie, au regard de sa demande d’aide matérielle, du recours en droit belge contre le transfert Dublin qui n’est pas conforme, à tout le moins, aux dispositions de l’article 27, § 3, RD III. Si les effets du transfert avaient été suspendus, elle aurait continué à bénéficier de cette aide. FEDASIL est condamné à héberger les requérants dans un centre d’accueil pour demandeurs d’asile sous peine d’astreinte.

B. Éclairage

La juridiction sociale est saisie de nouveau de la question de l’interruption de l’aide matérielle du demandeur d’asile sous procédure Dublin en Belgique, après décision de transfert, même si un recours est introduit auprès du C.C.E. contre cette décision. Le juge ne cantonne pas son raisonnement au seul champ de l’aide matérielle du demandeur d’asile, notamment en application de l’arrêt C.J.U.E. Cimade et Gisti (1). Il se place directement au niveau de l’exigence d’effectivité du recours, consacrée dans le nouveau Règlement Dublin III, pour démontrer que le recours national n’est pas conforme aux nouvelles dispositions, pour le moins en l’absence d’effet suspensif. Si tel avait été le cas, l’aide matérielle aurait été maintenue (2). Le défaut d’effectivité du recours en annulation devant le C.C.E. contre les transferts Dublin est de nouveau épinglé, cette fois sous l’angle du droit de l’U.E.

1. Avant le RD III, des applications nuancées de l’arrêt C.J.U.E. Cimade et Gisti par le juge social

Avant l’entrée en vigueur du RD III, les juridictions sociales se sont prononcées sur l’interruption de l’aide matérielle du demandeur d’asile sous procédure Dublin en Belgique, faisant une application parfois variable de l’arrêt C.J.U.E. Cimade et Gisti.

- Droit national : interruption de l’accueil après la décision de transfert Dublin

En droit belge, l’octroi de l’accueil au demandeur d’asile sous procédure Dublin est en principe interrompu à l’expiration de l’ordre de quitter le territoire de l’annexe 26quater[1] (transfert Dublin), sur la base d’une interprétation de la loi du 12 janvier 2007 dite « loi accueil » par les instances belges[2]. La Cour constitutionnelle avait validé cette interprétation[3]. Les instructions de l’agence FEDASIL du 13 juillet 2012 sont explicites : « Un demandeur d’asile […] qui se voit notifier une annexe 26 quater peut introduire un recours en annulation et en suspension […] auprès du C.C.E. mais ces recours ne sont pas suspensifs et ne lui donnent par conséquent plus droit à l’aide matérielle » [4].

Les instances belges, comme dans l’espèce commentée, se rétractent derrière le droit national pour justifier cette interruption de l’aide matérielle. Elles se fondent sur l’article 39/2 de la loi précitée pour rappeler qu’il n’est pas prévu « un recours de plein contentieux » qui aurait pour effet de suspendre les effets de l’acte attaqué et que « le droit à l’aide matérielle a pris fin à l’expiration du délai de l’ordre de quitter […] en application de l’article 6 de la loi accueil ». Cette approche a pour effet de lier les questions de l’aide et du recours. D’un côté l’aide matérielle est interrompue à l’expiration du délai du transfert. De l’autre côté, l’introduction d’un recours en annulation -même assorti d’une demande de suspension- n’emporte en grande majorité pas de suspension automatique de plein droit des effets du transfert. Or, avant l’arrêt C.J.U.E. Cimade et Gisti, les juridictions nationales ne reconnaissaient pas automatiquement ce droit à l’accueil pour le demandeur sous procédure Dublin après expiration de l’ordre de quitter le territoire, en raison de cette interprétation du droit belge. Ainsi, la question de la conformité du droit national avec le droit de l’UE, notamment autour du droit à l’accueil, du droit de rester et du droit au recours effectif pendant la procédure Dublin, se pose avec acuité[5].

- Droit de l’UE : continuité du droit à l’accueil jusqu’au « transfert effectif » (C.J.U.E. Cimade et Gisti)

La C.J.U.E., avec son arrêt Cimade et Gisti[6], a tenté de clarifier la situation du demandeur d’asile sous procédure Dublin. Il doit bénéficier du droit à l’accueil « jusqu’au transfert effectif » vers l’Etat responsable. Sur la base de la directive « accueil » (ci-après DA), la C.J.U.E. a rappelé le principe de continuité et de permanence de ce droit à l’accueil du demandeur d’asile à la charge des États. Une interruption de l’accueil d’un demandeur d’asile, non prévue par la DA, pourrait être jugée comme non conforme au droit de l’U.E. La procédure Dublin mettant en jeu au moins deux États, la C.J.U.E. est venue poser un marqueur dans le temps pour répartir la charge de cette obligation d’accueil : le « transfert effectif par l’État requérant ». La C.J.U.E. met l’accent sur la continuité du droit à l’accueil.

Les juridictions sociales font une application de l’arrêt Cimade et Gisti qui n’est pas uniforme, donnant des approches nuancées du « transfert effectif ». Une position médiane semble toutefois pouvoir être dégagée selon laquelle l’accueil du demandeur d’asile « dubliné » devrait au moins être prolongé jusqu’à l’arrêt définitif du C.C.E.[7]. Les instructions de FEDASIL du 15 octobre 2013[8] font référence à l’arrêt Cimade et Gisti mais ne retiennent pas cette position médiane de la jurisprudence[9]. En pratique, le demandeur d’asile qui se voit notifier un transfert Dublin a deux possibilités au sens de ces instructions : exécuter seul le transfert ou prendre contact avec l’Office des étrangers (O.E.) pour organiser son rapatriement. Pourtant, la C.J.U.E. avait posé le « transfert effectif », certes sans le définir[10], comme curseur des responsabilités dans le temps pour éviter toute interruption de l’aide. Or, la position médiane du juge social avait au moins le mérite de compenser l’absence d’effet suspensif du recours devant le CCE et de maintenir l’aide jusqu’à son issue. A défaut, la situation matérielle du demandeur d’asile « dubliné » le temps de sa procédure demeure incertaine.

2. Depuis le RD III, les contours de l’effectivité du recours en droit de l’UE par le juge social

L’espèce commentée intervient après l’entrée en vigueur du RD III qui consacre le droit au recours effectif, dont une des composantes est la suspension des effets du transfert Dublin. Cette composante de garantir la continuité du droit à l’accueil du demandeur d’asile « dubliné », telle qu’exigée par le droit de l’U.E.

L’espèce commentée intervient après l’entrée en vigueur du RD III qui consacre le droit au recours effectif, dont une des composantes est la suspension des effets du transfert Dublin. Cette composante conforte l’exigence de permanence et de continuité du droit à l’accueil du demandeur d’asile « dubliné ».

- Un recours national non conforme aux exigences d’effectivité de l’article 13 CEDH

En droit belge, le recours contre la décision de transfert est un recours en annulation devant le C.C.E.[11]. Ce recours n’a pas d’effet suspensif « de plein droit ». Il prévoit un examen en droit et non en fait et l’évaluation se fait au moment où la décision de transfert est prise (ex nunc) et non au moment où la juridiction se prononce (ex tunc). Dans le cadre de ce recours, le C.C.E. n’a pas à prendre en compte les éléments postérieurs à la décision de transfert Dublin. Le recours peut-être assorti d’une demande de suspension « simple »[12], qui n’emporte aucun effet suspensif automatique et de plein droit. Il peut aussi être assorti d’une demande de suspension « en extrême urgence » introduite dans les dix jours ouvrables après notification du transfert[13] sous certaines conditions[14].

La Cour eur. D.H. a condamné à plusieurs reprises[15] ce dispositif national (recours en annulation et demandes de suspension), le jugeant non conforme aux exigences d’effectivité de l’article 13 CEDH. Notamment dans une affaire relative à un transfert Dublin, dans l’arrêt M.S.S. c. Belgique, la Cour a considéré que le recours en annulation devant le C.C.E., même assorti d’une demande « en extrême urgence », n’était pas effectif[16]. Il ne comporte pas de garantie de suspension de plein droit de l’éloignement et le contrôle n’est pas suffisamment étendu[17]. Plus récemment, par son arrêt S.J. c. Belgique de février 2014, la Cour a jugé de nouveau que ce dispositif national était trop complexe pour satisfaire aux exigences du recours effectif au sens de l’article 13 CEDH combiné à l’article 3 CEDH. La Cour eur. D.H., au titre de l’article 46 CEDH estimait même que « l’État belge doit aménager le droit interne »[18].

Suite à l’arrêt Cour eur. D.H. M.S.S., le C.C.E. avait assouplit certaines conditions de la demande en suspension en extrême urgence par voie d’arrêts d’assemblée générale[19]. Toutefois, cette faveur jurisprudentielle n’était pas garantie, comme la Cour constitutionnelle belge l’a elle-même souligné récemment[20], et des obstacles pratiques se sont révélés de nouveau[21].

La Cour constitutionnelle belge a aussi, de son côté, jugé que le recours en annulation assorti d’une demande de suspension en extrême urgence, ouvert pour les demandeurs d’asile originaires d’un « pays sûr », n’est pas un recours effectif en référence à la Cour eur. D.H. et à la C.J.U.E.[22]. Le C.C.E. a étendu le champ d’application des enseignements de cet arrêt de la Cour Constitutionnelle aux décisions de refus de demandes d’asile multiples[23]. En revanche, par un arrêt du 16 mars 2014, le C.C.E. a rejeté une telle extension pour un transfert Dublin, au motif « d’une différence de nature » entre les décisions contestées et d’une absence de référence à un tel transfert à l’article 23, point 4, h), de la directive procédure, sur lequel s’appuie la Cour constitutionnelle[24].

La consécration du droit au recours effectif dans le RD III, spécifiquement à l’encontre des transferts Dublin, pourrait clarifier les débats.

- Un recours national non conforme au droit au recours effectif de l’article 27 RD III

Le règlement « Dublin II » laissait une marge de manœuvre considérable aux États qui devaient prévoir un recours contre le transfert mais sans obligation « d’effet suspensif sur l’exécution du transfert, sauf lorsque les tribunaux ou les instances compétentes le décident, au cas par cas, si la législation nationale le permet »[25]. Depuis le 1er janvier 2014, l’article 27 du règlement « Dublin III » consacre le droit de disposer d’un recours effectif « sous la forme d’un recours contre la décision de transfert ou d’une révision, en fait et en droit, de cette décision devant une juridiction » (§ 1). Un délai raisonnable doit permettre d’exercer ce droit (§ 2) et le recours doit entraîner la suspension de la décision de transfert selon une des trois options énoncées (§ 3).

En l’espèce, il est intéressant de souligner que le juge – saisi de la question de l’aide matérielle d’un demandeur d’asile sous procédure Dublin – se fonde d’emblée sur cet article 27 RD III. Après avoir rappelé l’effet direct du règlement Dublin III, il se prévaut sans détours de cette exigence d’effectivité pour démontrer la non-conformité du recours en droit national. Il invoque l’interruption de l’aide matérielle qui n’aurait pas eu lieu si la requérante avait disposé d’un recours effectif. Il confronte ainsi le droit belge à cette exigence d’effectivité, dont il vérifie deux caractéristiques principales qui se dégagent : l’étendue du contrôle du juge et l’effet suspensif sur l’acte attaqué. D’une part, il souligne que le recours national est un simple recours en annulation, limité dans son étendue et sa nature. À défaut d’être un recours de pleine juridiction, il n’est pas conforme à l’exigence de l’article 27 RD III. D’autre part, ce recours ne suspend pas les effets du transfert Dublin même si une demande ordinaire ou en extrême urgence est introduite. Il s’appuie au passage sur les condamnations précitées de la Cour eur. D.H. et de la Cour constitutionnelle belge, pour conclure qu’ « il n’existe en l’état actuel de la législation belge aucune certitude que la décision statuant sur une demande de suspension sur la base de la loi du 15 décembre 1980 sera prise dans un délai raisonnable ni, au vu des conditions strictes auxquelles sont soumises les demandes de suspension, que cette demande fera l’objet d’un examen attentif et rigoureux au sens que lui donne la Cour eur. D.H. ». Le recours en droit belge contre la décision de transfert n’est pas conforme, à tout le moins, aux dispositions de l’article 27, § 3, RD III relatives à l’exigence de suspension des effets de l’acte attaqué, puisque l’aide matérielle de la requérante a été interrompue malgré le recours introduit devant le C.C.E.

Le juge épingle au final la non-conformité du recours national avec le droit de l’U.E. Deux observations peuvent être formulées. La première étant que le RD III consacre expressément – si cela était nécessaire – le bénéfice du droit au recours effectif de l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE (ci-après « Charte ») aux demandeurs d’asile sous procédure Dublin. Cela permet sans doute de clarifier la situation du demandeur d’asile sous procédure Dublin, dont les droits sont souvent appréhendés a minima, au motif qu’il ne s’agit pas de statuer sur leur demande de protection mais sur le pays responsable de ce faire. Il n’en demeure pas moins que les transferts Dublin peuvent affecter les droits fondamentaux. Les Cours européennes ont déjà été amenées à rappeler aux États qu’il s’agit de demandeurs de protection, « particulièrement vulnérables », qui doivent bénéficier des droits fondamentaux et garanties qui s’attachent à ce statut (accueil, examen rigoureux des craintes, garanties procédurales, recours effectif…). La seconde étant qu’il donne également quelques pistes quant aux caractéristiques du recours effectif au sens du droit de l’U.E. : un recours « en fait et en droit », accessible dans un délai raisonnable, et qui emporte une suspension des effets du transfert (soit en accordant le droit de rester le temps du recours, soit automatiquement avec un examen rigoureux, soit en offrant la possibilité de solliciter une telle suspension). Dans son arrêt H.I.D.[26], traitant d’une demande d’asile prioritaire, la C.J.U.E. a aussi insisté sur l’exigence d’un « examen équitable et complet » de la demande et un contrôle étendu du juge[27]. Or, l’avocat général dans l’affaire Samba Diouf affirmait que le droit à un recours effectif en droit de l’UE ne devrait pas avoir un contenu ou une portée différente en fonction de la disposition qui le proclame[28]. Il ajoutait que l’article 47 de la Charte « acquiert une importance et une substance propres[29], qui ne se limitent pas à simplement juxtaposer les dispositions des articles 6 et 13 de la CEDH »[30]. Les conditions du recours effectif au sens du droit de l’U.E. seraient donc au moins celles posées par la Cour eur. D.H. au titre de l’article 13 CEDH[31]. Pour la Cour eur. D.H., ces conditions peuvent se résumer ainsi lorsqu’un grief tiré de l’article 3 CEDH est invoqué : un accès au juge en droit comme en pratique, un examen rigoureux opéré « ex nunc », la possibilité d’obtenir un redressement approprié, ainsi que la garantie d’un effet suspensif de plein droit[32]. La Cour constitutionnelle belge a retenu, sur la base des jurisprudences européennes, que le recours effectif « doit s’entendre comme comportant un effet suspensif permettant un examen rigoureux et complet des griefs du requérant (et pas uniquement ceux tirés du risque de violation de l’article 3 CEDH) par une autorité disposant d’un pouvoir de pleine juridiction »[33]. Les contours de l’effectivité des recours fixés par les deux cours européennes, dans ce « dialogue des juges »[34], pourraient continuer à converger[35], quoique le droit de l’UE ne semble pas exclure la voie de l’autonomie si nécessaire.

Il aura fallu l’arrêt de la Cour Constitutionnelle précité pour que le législateur belge vienne modifier certains recours devant le C.C.E. par une loi du 14 avril 2014[36]. Toutefois, la complexité qui découle de cette nouvelle réforme législative est déjà soulignée et fait douter d’une plus grande effectivité des en pratique[37]. En matière de transferts Dublin, le nœud du dispositif est inchangé : le recours en annulation devant le C.C.E. sans effet suspensif de plein droit[38]. Les questions de conformité de ce recours national avec les droits européens, soulevées en l’espèce, n’ont pas été réglées. Le droit à l’aide sociale comme condition à l’exercice effectif d’un recours[39] ? Face à l’évolution de la notion de recours effectif au sens des droits européens, certains auteurs proposent une uniformisation des recours devant le C.C.E., soulignant que « tout recours devrait être de plein contentieux et en principe suspensif »[40]. C’est ce qui semble ressortir également des enseignements de l’arrêt précité de la Cour constitutionnelle belge. Pour l’heure, le juge national dispose de la possibilité d’écarter le droit national, comme en l’espèce, s’il n’est pas conforme au droit de l’U.E., dans l’attente d’une nouvelle intervention du législateur national ?

E.N.

C. Pour en savoir plus

Pour consulter l’arrêt : Trib. Trav. Bruxelles, (réf.), 1er juillet 2014, R.G. n° 14/21/C.

Pour citer cette note : E. NERAUDAU, « Le recours national contre le transfert Dublin n’est pas un recours effectif au sens du droit de l’UE », Newsletter EDEM, aout 2014.


[1] La décision de transfert Dublin est composée d’un refus de séjour et d’un ordre de quitter le territoire avec un délai (article 71/3, §§ 2 et 3, de l’arrêté royal du 8 octobre 1981).

[2] En application de l’article 6, § 1, alinéa 3, de la loi « accueil » du 12 janvier 2007 : « en cas de décision négative rendue à l’issue de la procédure d’asile, l’aide matérielle prend fin lorsque le délai d’exécution de l’ordre de quitter le territoire notifié au demandeur d’asile a expiré ».

[3] Cour const. (Belgique), 17 mai 2000, arrêt n° 57/2000, point B.5. ; 30 mai 2001, arrêt n° 71/2001, point B.6. ; 27 juillet 2011, arrêt n° 135/2011, points B.16.5.4.2 et B.16.5.7.

[4] Agence FEDASIL, « Instructions relatives à la fin de l’aide matérielle », 13 juillet 2012.

[5] Voy. notamment : L. LEBOEUF, E. NERAUDAU et S. SAROLEA (dir.), La réception du droit européen de l’asile en droit belge : le règlement Dublin et la directive qualification, Louvain-la-Neuve, CeDIE (UCL), 1er juin 2012 ; J.-C. STEVENS, Les annexes 26quater sont-elles conformes au droit de l’Union européenne ?, Newsletter juridique du CIRE, n° 47, février 2013.

[6] C.J.U.E., 27 septembre 2012, CIMADE et GISTI c. France, C-179/11.

[7] E. NERAUDAU, « L’évolution des conditions d’accueil des demandeurs d’asile sous procédure Dublin en Belgique, sous l’effet de l’arrêt Cimade et Gisti de la Cour de justice de l’Union européenne », R.D.E., n° 174, 2013.

[8] Agence FEDASIL, Instructions relatives à la fin et à la prolongation de l’aide matérielle, 15 octobre 2013.

[9] E. NERAUDAU, « L’évolution des conditions d’accueil... », op. cit.

[10] Sur ce point, la C.J.U.E. n’a pas conservé la proposition de l’avocat général de fixer la fin d’accueil de l’État requérant « lors de la prise en charge ou reprise effective par l’État responsable », ce qui aurait peut-être permis de clarifier encore la répartition de l’obligation dans le temps. Extrait des conclusions de Mme Eleanor Sharpston présentées le 15 mai 2012 (précitées) : « l’obligation de garantir les conditions minimales d’accueil prend fin lors de la prise en charge ou de la reprise en charge effective du demandeur d’asile, ou (si cela intervient plus tôt) au moment où l’État membre est habilité à limiter ou à retirer le bénéfice de ces conditions, conformément à l’article 16 de la directive 2003/9 » (§ 80, nous soulignons).

[11] Article 39/2, § 2, de la loi du 15 décembre 1980.

[12] Article 39/82, § 2, al. 1, de la loi du 15 décembre 1980.

[13] Article 39/82, § 4, al. 2, de la loi du 15 décembre 1980 modifiée par la loi du 14 avril 2014.

[14] Selon les termes de la loi du 15 décembre 1980 et la jurisprudence constante du C.C.E., seuls les requérants en détention pourront prétendre répondre à la condition du « préjudice grave et imminent » posée à la demande de suspension en « extrême urgence devant le C.C.E. En conséquence, cette demande de suspension « en extrême urgence » n’est possible que si le requérant « fait l’objet d’une mesure d’éloignement ou de refoulement dont l’exécution est imminente » (article 39/82, § 4, alinéa 2, de la loi du 15 décembre 1980).

[15] Dans une série d’arrêts, la Cour eur. D.H. a condamné la Belgique et son dispositif national non conforme aux exigences posées par l’article 13 CEDH. Dans son arrêt Yoh-Ekale Mwanje c. Belgique, la Cour a condamné l’État belge soulignant certaines limites du recours en annulation : en se plaçant fictivement au moment où l’administration a adopté la décision litigieuse, l’instance de contrôle n’assure pas un examen « attentif et rigoureux de la situation individuelle de l’intéressé » (Cour eur. D.H., Yoh-Ekale Mwanje c. Belgique, 20 décembre 2011, n° 10486/10). Dans son arrêt Singh et autres c. Belgique, la Cour a condamné l’État pour un défaut d’ « examen attentif et rigoureux attendu des griefs défendables », condition de l’effectivité des recours. Constatant un degré insuffisant d’examen, elle conclut que les conditions du recours effectif ne sont pas rencontrées et conclut à une violation à l’unanimité de l’article 13 CEDH combiné 3 CEDH (Cour eur. D.H., Singh et autres c. Belgique, 2 octobre 2012, n° 33210/11. Pour des observations sous arrêt : E. NERAUDAU, « La Cour européenne des droits de l’homme condamne l’examen mené par les instances d’asile en Belgique sous l’angle du recours effectif », R.D.E., n° 170, 2012).

[16] Voy. notamment : F. MAIANI et E. NERAUDAU, « L’arrêt M.S.S. c. Grèce et Belgique de la Cour eur. D.H. du 21 janvier 2011 : De la détermination de l’État responsable selon Dublin à la responsabilité des États membres en matière de protection des droits fondamentaux », R.D.E., 2011.

[17] Dans l’arrêt M.S.S., « la Cour juge que ce recours ne peut être qualifié d’effectif en raison des carences du contrôle qu’il instaure », J.-Y. CARLIER et S. SAROLEA, « Le droit d’asile dans l’Union européenne contrôlé par la Cour européenne des droits de l’homme. À propos de l’arrêt M.S.S. c. Belgique et Grèce », J.T., n° 643, 18/2011, 30 avril 2011.

[18] Cour eur. D.H., S.J., 27 février 2014, n° 70055/10, § 153.

[19] Voy. les sept arrêts du C.C.E. en assemblée générale, du 17 février 2011, n° 56 201-56 208.

[20] La Cour constitutionnelle belge a elle-même confirmé que cet assouplissement qui « ne résulte toutefois pas d’une modification législative » n’apporte pas au requérant, « malgré l’autorité qui s’attache à ces arrêts, la garantie que l’administration de l’Office des étrangers a adapté sa pratique, en toutes circonstances, à cette jurisprudence », Cour Const., 16 janvier 2014, n° 1/2014.

[22] Cour const., 16 janvier 2014, n° 1/2014. Pour des commentaires, voy. M. LYS, « La Cour constitutionnelle condamne l’absence de recours effectif à l’encontre des décisions de refus de prise en considération des demandes d’asile de personnes provenant d’un pays d’origine sûr », Newsletter EDEM, février 2014 ; T. WIBAULT, « Droit d’asile et recours effectif en Belgique: Procédure accélérée, mais pas amputée », La Revue des droits de l’homme [en ligne], Actualités Droits-Libertés.

[23] Voy. notamment S. DATOUSSAID, « Suspension en extrême urgence d’une décision de refus de prise en considération d’une deuxième demande d’asile pour défaut de recours effectif », Newsletter EDEM, février 2014 (C.C.E., n° 120.679, 14 mars 2014).

[24] « Une telle extension ne peut être ainsi envisagée au vu notamment de la différence de nature entre, d’une part, une décision prise sur une demande d’asile introduite par un ressortissant d’un "pays sûr" ou sur une demande d’asile multiple et, d’autre part, comme en l’espèce, une décision de refus de séjour avec ordre de quitter le territoire (annexe 26quater). Par ailleurs, il convient de relever que l’arrêt de la Cour constitutionnelle n° 1/2014 précité se réfère à l’article 23 de la Directive 2005/85/CE du Conseil du 1er décembre 2005 (…) (directive « procédure ») et que cet article en son point 4, h) ne vise (...) pas la situation du demandeur d’asile ayant fait l’objet d’une acceptation de prise en charge par l’État responsable de la demande d’asile en vertu du règlement de Dublin précité » (C.C.E., n° 120 689 du 16 mars 2014).

[25] Article 19, § 2, du règlement n° 343/2003 du Conseil du 18 février 2003 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande d’asile présentée dans l’un des États membres par un ressortissant d’un pays tiers, J.O., L50, 25 février 2003, p. 1.

[26] C.J.U.E., 31 janvier 2013, H.I.D. et B.A. c. Irlande, C-175/11.

[28] « 32. Il apparaît en ce sens clairement que le droit à un recours effectif reconnu par le droit de l’Union n’a pas un contenu et une portée différents en fonction de la disposition ou du principe communautaire qui le proclament dans chaque cas », Conclusions de l’avocat général Cruz-Villalon présentées dans l’arrêt C.J.U.E., 28 juillet 2011, Samba Diouf, aff. C-69/10 (§ 32).

[29] L’arrêt Samba Diouf offre une première interprétation limitée de l’article 47 de la Charte. Des développements jurisprudentiels subséquents pourraient étoffer son contenu, d’autant plus qu’il consacre le droit à un recours effectif au côté du droit à un procès équitable. Or la Cour européenne des droits de l’homme considère que les garanties de l’article 6 CEDH, plus généreuses que celles de l’article 13 CEDH, ne s’appliquent pas au contentieux des étrangers.

[30] Conclusions de l’avocat général Cruz-Villalon présentées dans l’arrêt C.J.U.E. le 28 juillet 2011, Samba Diouf, aff. C-69/10 (§ 39).

[31] Le règlement Dublin III rappelle que « (…) les États membres sont liés par les obligations qui leur incombent en vertu des instruments de droit international, y compris par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme en la matière » (Considérant n° 32 RD III).

[32] Voy. notamment Cour eur. D.H., Singh et autres c. Belgique, 2 octobre 2012, n° 33210/11.

[34] Voy. pour une illustration de ce « dialogue des juges » à l’occasion de l’arrêt précité de la Cour constitutionnelle : « Deuxièmement, cet arrêt est révélateur d’un dialogue des juges de plus en plus important. La Cour constitutionnelle y définit en effet très clairement le droit à un recours effectif en référence à la jurisprudence de la Cour eur. D.H. et à celle de la Cour de justice de l’Union européenne. C’est la jurisprudence de ces deux cours européennes qui lui permet d’affirmer qu’un recours effectif doit être ouvert à l’encontre de toutes les décisions prises en matière d’asile et qu’il doit s’entendre comme comportant un effet suspensif permettant un examen rigoureux et complet des griefs du requérant (et pas uniquement ceux tirés du risque de violation de l’article 3 CEDH) par une autorité disposant d’un pouvoir de pleine juridiction », M. LYS, « La Cour constitutionnelle condamne l’absence de recours effectif à l’encontre des décisions de refus de prise en considération des demandes d’asile de personnes provenant d’un pays d’origine sûr », Newsletter EDEM, février 2014, p. 13.

[35] Voy. notamment sur l’effectivité des recours en droit de l’U.E. (directive « retour ») : conclusions de l’avocat général, M. Yves BOT, présentées le 4 septembre 2014, affaire C-562/13 (§§ 108 à 118).

[36] Deux modifications majeures apportées par la loi du 14 avril 2014 sont à noter. D’une part, deux catégories de demandeurs d’asile ont désormais accès à un recours de plein contentieux avec effet suspensif de plein droit devant le C.C.E. quoique des spécificités aient été insérées (originaire de « pays sûrs » et demande subséquente). D’autre part, le délai pour introduire une demande de suspension en extrême urgence est passé à dix jours, alors que les autres conditions demeurent (éloignement imminent donc détention) avec un assouplissement pour l’appréciation du « préjudice grave » qui est présumé dans le cas où la violation invoquée porte sur un droit « indérogeable » (articles 2, 3 ou 4, § 1er, et 7 CEDH). Toutefois, la loi n’exclut pas que d’autres hypothèses puissent justifier un recours à la procédure d’extrême urgence. Voy. S. SAROLEA et S. DATOUSSAID, « La loi du 14 avril 2014, une effectivité laborieuse : Note d’analyse », Newsletter EDEM, juin 2014.

[37] Voy. notamment L. LEBOEUF, « Le juge garant ultime de l’équité de la procédure d’asile », Administration publique, 2014, p. 228 (à paraître).

[38] « En conséquence, le dispositif de recours mis en place en Belgique contre les décisions de transfert Dublin n’atteint pas les exigences posées par la Cour EDH, au regard de l’article 13 CEDH et de l’interprétation donnée dans M.S.S. : un contrôle approfondi et rigoureux du risque de violation et la possibilité de suspendre le renvoi pendant le temps de cet examen », L. LEBOEUF, E. NERAUDAU et S. SAROLEA (dir.), La réception du droit européen de l’asile en droit belge : le Règlement Dublin et la Directive Qualification, Louvain-la-Neuve, CeDIE (UCL), 1er juin 2012, p. 460.

[39] Dans ses conclusions présentées le 4 septembre 2014, dans l’affaire C-562/13, l’avocat général, M. Yves BOT, conclut pour sa part que la législation belge ne permet pas aux requérants de bénéficier d’un recours effectif, en matière de décision de retour, au sens de l’article 47 de ladite Charte (§ 126).

[40] J.-Y. CARLIER, « Évolution procédurale du statut de l’étranger : constats, défis, proposition », J.T., 2011, p. 119.

Publié le 14 juin 2017