La loi du 14 avril 2014, une effectivité laborieuse : Note d’analyse.

Louvain-La-Neuve

Cette note vise à synthétiser les procédures accessibles devant le C.C.E., suite à la réforme de la loi du 15 décembre 1980 intervenue le 10 avril 2014.

Recours effectif – Art. 13 et 3 CEDH – Directive « procédures » – Loi du 10 avril 2014 – Pays d’origine sûrs – Nouvelle demande d’asile.

Une fois n’est pas coutume, la présente note porte non pas sur une décision de jurisprudence mais sur une modification législative de la procédure devant le Conseil du contentieux des étrangers, modification entrée en vigueur le 30 mai 2014.

Cette réforme vise, d’une part, à tirer les conséquences de l’annulation par la Cour constitutionnelle du régime procédural différencié applicable aux demandeurs d’asile provenant de pays d’origine sûrs, et, d’autre part, à rencontrer les critiques plus généralement adressées à l’effectivité de la procédure d’extrême urgence en droit belge.

L’arrêt n° 1/2014 du 16 janvier 2014 a jugé inconstitutionnel et contraire à la directive procédures le régime procédural dérogatoire privant les demandeurs d’asile de pays sûrs d’un recours de plein contentieux suspensif de plein droit. Ce régime procédural dérogatoire viole le principe d’effectivité des recours, en créant une catégorie désavantagée de demandeurs d’asile, porte atteinte aux principes d’égalité et non-discrimination.

La présente note synthétise les exigences découlant du principe d’effectivité avant de présenter les modifications récemment intervenues.

A. L’effectivité des recours

L’exigence d’effectivité des recours repose sur des sources diverses, principalement européennes et nationales. Elle se déduit à la fois du droit de l’Union européenne (Charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne en son article 47 mais également de la directive « procédures », directive interprétée par la Cour de justice de l’Union européenne), de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (et notamment plusieurs arrêts condamnant la Belgique au titre de l’article 13, tels les arrêts Conka, M.S.S., Singh (voy. la Newsletter d'octobre 2012) ou encore S.J.[1]), mais également du droit interne en tant que principe général de droit administratif.

La conjugaison de ces différentes sources permet d’identifier quatre composantes du droit à l’effectivité des recours :

  1. les garanties fondamentales que sont l’indépendance, l’impartialité ou le respect du principe du contradictoire ;
  2. l’accessibilité du juge en fait et en droit, que permet un système d’aide juridique et par exemple l’assistance d’interprètes mais aussi l’interdiction de règles procédurales démesurément complexes, ainsi que le dénonçait l’arrêt S.J. (voy. la Newsletter du mois de mars 2014) ;
  3. l’obligation faite au juge d’effectuer un contrôle complet à la fois en droit et en fait, contrôle de plein contentieux, ex nunc, c'est-à-dire à la date à laquelle il statue et non limité à la date de la décision administrative. L’on peut également ranger dans le champ de ce contrôle le principe de coopération en matière de preuves, notamment face à des administrés particulièrement vulnérables, tels les demandeurs d’asile ;
  4. l’effectivité suppose également un recours qui soit de nature à éviter que le préjudice ne se réalise ; cela signifie que le recours doit suspendre la décision querellée.

Les principes d’égalité et non-discrimination chapeautent le système et exigent que le requérant ne soit pas discriminé dans la jouissance de son droit à un recours effectif.

Deux exigences retiennent plus particulièrement l’attention puisqu’elles sont à l’origine de plusieurs condamnations de la Belgique par les juridictions européennes et, depuis l’arrêt du 16 janvier 2014, d’un arrêt d’annulation de la Cour constitutionnelle: le caractère suspensif du recours et le champ du contrôle effectué par le juge.

Sur ces deux exigences, la directive « procédures »[2] refondue clarifie les règles européennes communes. Elle garantit l’accès du demandeur d’asile à un recours de plein contentieux portant à la fois sur les faits et le droit, à la date à laquelle il statue (ex nunc). L’obligation faite au juge de se placer à la date de son examen pour évaluer le risque et les preuves rapportées se déduit également de la jurisprudence de la Cour de Strasbourg. Elle ressort des arrêts M.S.S.[3], Salah Sheekh[4], Singh[5] ou Yoh Ekwale[6]. La Cour de Luxembourg le confirme dans l’affaire HID et B.A. en admettant l’effectivité de la procédure irlandaise dès lors que le juge connaît tant des questions de faits que de droit[7]. La directive « procédures » fait du droit au recours effectif un principe général applicable à toutes les décisions prises à l’égard de demandeurs d’asile sur le fondement mais également en recevabilité. Même en cas de procédure dérogatoire, le requérant doit pouvoir solliciter la suspension d’éloignement et le juge de la suspension est tenu d’examiner tant les éléments de fait que les éléments de droit, ex nunc (article 46.6) ; il dispose d’un délai de sept jours pour le faire. À Strasbourg, l’arrêt MA c. Chypre en son § 135 exprime la méfiance de la Cour à l’égard des recours qui ne sont pas automatiquement suspensifs. Le mouvement en faveur du caractère suspensif des recours s’étend également au règlement Dublin III en son article 27 ou encore indirectement au travers de l’interprétation de la directive accueil par l’arrêt Cimade et Gisti[8] garantissant aux demandeurs d’asile le droit de bénéficier de l’accueil jusqu’à leurs transfert effectif.[9]

B. Les différentes catégories de demandeurs d’asile et les régimes procéduraux respectifs

En matière d’asile, en procédure ordinaire, visée par l’article 39/2, § 1, alinéa 1, le Conseil du Contentieux des étrangers (C.C.E.) se voit confier une compétence de pleine juridiction, au travers d’un recours suspensif de plein droit[10].

Outre la procédure ordinaire, il existe des procédures d’asile « extraordinaires », faisant l’objet d’un alinéa spécifique à l’article 39/2, § 1, alinéa 2. Cet alinéa renvoie au recours marginal de légalité visé à l’article 39/2, § 2. Les droits procéduraux y sont limités et le contrôle du juge est restreint. Alors que le juge de plein contentieux prend en compte l’ensemble des éléments de droit et de fait et statue ex nunc, le juge de la légalité ne prend en compte que les éléments de droit et statue ex tunc à la date de la décision administrative. Son contrôle est marginal.

Avant la réforme législative commentée, il existait sept exceptions, catégorisables en deux groupes, où le C.C.E. exerçait ce contrôle marginal de légalité :

  • à l’égard de décisions de l’Office des étrangers :
    • quant aux demandes de protection fondées sur des motifs médicaux (art. 9ter de la loi) ;
    • et quant à la détermination de l’État membre de l’Union européenne responsable du traitement de la demande d’asile (art. 51/5, § 3, de la loi).
  • à l’égard des décisions du C.G.R.A. quant à la recevabilité :
    • des demandes d’asile multiples (art. 51/8 ancien de la loi) ;
    • des demandes de protection formées par les ressortissants d’États membres de l’Union européenne ou parties à un traité d’adhésion (art. 57/6, al. 1, 2°, de la loi) ;
    • ayant obtenus une protection dans de tels États ;
    • des demandes de protection formées par les ressortissants de « pays d’origine sûrs » (art. 57/6/1 ancien de la loi) ;
    • ou des demandes jugées irrecevables en raison de motifs techniques.

Le 16 janvier 2014, la Cour constitutionnelle a annulé les dispositions dérogatoires applicables aux demandeurs d’asile originaire des pays d’origine sûre dès lors qu’ils ne disposaient que d’un recours en annulation non suspensif. Le recours en suspension d’extrême urgence n’est pas effectif compte tenu du délai extrêmement bref dans lequel il doit être introduit, des conditions très strictes auxquelles il est soumis et du fait que le juge statue ex tunc. La Cour constitutionnelle estime légitime l’accélération des procédures mais elle ne peut se réaliser au détriment de garanties fondamentales (voy. également l’affaire Samba Diouf[11]).

C. La nouvelle loi

La réforme du 10 avril 2014 fait suite à cet arrêt d’annulation et étend ses enseignements aux demandeurs d’asile ayant introduit une demande dite subséquente. Ceux-ci n’avaient également accès qu’au seul recours en annulation.

L’article 39/2 a été modifié par un transfert des deux catégories dérogatoires que sont les demandeurs originaires de pays d’origine sûrs et les demandeurs en demande subséquente de l’alinéa 2 vers l’alinéa 1 de l’article 39/2, §1, à savoir vers le recours de plein contentieux.

Désormais, en matière d’asile, ont accès à un recours de plein contentieux :

  • Les demandeurs d’asile en procédure ordinaire ;
  • Les demandeurs d’asile provenant de pays d’origine sûrs ;
  • Les demandeurs d’asile en demande subséquente.

Restent soumis au simple recours marginal de l’annulation :

  • Les demandeurs d’asile originaires d’un pays de l’Union européenne ;
  • Les demandeurs d’asile qui ont déjà été reconnus réfugiés dans l’Union européenne ;
  • Les demandeurs d’asile faisant l’objet d’une décision de refus technique en raison du fait qu’ils n’auraient pas fait élection de domicile, qu’ils n’auraient pas répondu à une convocation ou se seraient échappés d’un centre fermé ou n’auraient pas donné signe de vie en centre ouvert ;
  • Les demandeurs en phase Dublin ou demandant un séjour médical.

Toutefois, les demandeurs d’asile provenant de pays d’origine sûrs et les requérants qui introduisent une nouvelle demande d’asile, s’ils sont soumis à une procédure de plein contentieux suspensive, se voient néanmoins appliquer des règles spécifiques à deux égard.

D’une part, le recours doit être introduit dans un délai de quinze jours que le requérant soit ou non en détention ; en ce qui concerne les secondes demandes d’asile, le délai est réduit à dix jours s’ils sont en détention et à cinq jours s’il s’agit d’une troisième demande d’asile ou d’une demande ultérieure.

D’autre part, une cause d’annulation spécifique a été ajoutée dans l’article 39/2, § 1, alinéa 1, puisque le Conseil peut annuler la décision du C.G.R.A. refusant de prendre en considération leur demande dès lors que le Conseil estime qu’il existe des indications sérieuses que le requérant peut prétendre à la reconnaissance de la qualité de réfugié.

Ainsi, pour ces deux catégories spécifiques, une troisième compétence est dévolue au Conseil. Outre son pouvoir de réformation ou de confirmation : il peut annuler une décision qui entachée d’une irrégularité substantielle ou parce qu’il estimerait qu’une instruction complémentaire est nécessaire mais il peut aussi annuler parce qu’il estime qu’il y avait des indications sérieuses que le requérant pourrait prétendre à l’obtention d’une protection internationale. La formulation de l’article 39/2 peut prêter à confusion puisque la réformation d’une décision de non-prise en considération conduit uniquement à prendre en considération. Toutefois, pour donner du sens à cette disposition, il convient d’interpréter la réformation d’une décision de refus de prise en considération comme imposant au Conseil non seulement de prendre en considération lui-même la nouvelle demande mais également de statuer au fond. Ainsi, il est possible que le C.C.E. saisi d’un recours contre une décision de refus de prise en considération d’une seconde demande d’asile décide qu’il y avait lieu primo de la prendre en considération et même secundo d’octroyer directement une protection internationale[12].

La réforme est satisfaisante même si les délais raccourcis, notamment à cinq jours, posent des problèmes d’accessibilité. Plus fondamentalement, les enseignements de la Cour constitutionnelle quant au principe d’effectivité s’appliquent aux catégories dérogatoires subsistantes soumises au simple recours marginal en annulation[13]. Les hypothèses les plus préoccupantes sont les personnes gravement malades, les personnes en procédures Dublin mais aussi les personnes se voyant notifier un refus purement technique, par exemple parce qu’elles n’auraient pas fait élection de domicile ou n’auraient pas répondu à une convocation. La fragilité des demandeurs d’asile, la précarité de leur accueil peuvent expliquer ce type de manquements.

Par ailleurs, la réforme porte également sur le recours en suspension d’extrême urgence. Désormais, le recours en suspension d’extrême urgence qui devait selon la loi être introduit dans les cinq jours sous peine d’irrecevabilité, cinq jours étendus à quinze jours par les arrêts d’assemblée générale consécutifs à l’arrêt M.S.S., devra désormais être introduit dans un délai de dix jours. Ce délai de dix jours est réduit à cinq jours si la décision d’éloignement contestée n’est pas la première ayant visé la personne concernée. Il reste loisible au C.C.E. de déclarer le recours irrecevable s’il est manifestement tardif. Les conditions pour qu’il y ait extrême urgence restent identiques. Il faut qu’un éloignement soit imminent, ce qui concerne principalement les détenus. Toutefois, la loi n’exclut pas que d’autres hypothèses puissent justifier un recours à la procédure d’extrême urgence.

Enfin, la réforme indique que le risque de préjudice grave difficilement réparable est présumé si la violation invoquée porte sur un droit indérogeable tels les articles 2, 3 ou 4, § 1, et 7 CEDH. Cette présomption pose la question de la cohérence d’un arrêt qui aurait admis une présomption de risque de préjudice grave difficilement réparable mais n’aurait pas jugé le moyen sérieux. D’autre part, en dehors de ces dispositions, la présomption tombe mais le préjudice n’est pas exclu. Le débat quant à l’exigence d’un recours suspensif en cas d’invocation de l’article 8 CEDH reste fécond (voy. notamment les Newsletters EDEM de décembre 2012 sur l’arrêt Ribeiro et d’avril 2014 au sujet de l’arrêt Asalya).

D. La nouvelle réforme renforce l’effectivité des recours mais reste terriblement complexe

« En raison des diverses exceptions prévues, et de la grande complexité du système de recours devant le C.C.E. qui en résulte, il restera à déterminer si cette réforme permettra d’assurer le respect du droit à un recours non seulement en théorie, mais également en pratique »[14].

S.S. et S.D.

Un tableau récapitulatif des procédures devant le C.C.E. complète utilement le commentaire de la nouvelle loi du 16 avril 2014.

Pour citer cette note : S. Sarolea et S. Datoussaid, « La loi du 14 avril 2014, une effectivité laborieuse : Note d’analyse », Newsletter EDEM, juin 2014.


[1] Cour eur. D.H., 5 février 2002, Conka c. Belgique, n° 51564/99, § 83 ; 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, req. n° 30696/09 ; 2 octobre 2012, Singh c. Belgique, req. n° 33210/11 ; 27 février 2014, S.J. c. Belgique, req. n° 70055/10.

[2] Article 46 de la directive 2013/32/UE du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale.

[3] Cour eur. D.H., M.S.S., op. cit.

[4] Cour eur. D.H., Salah Sheekh, § 136.

[5] Cour eur. D.H., Singh, op. cit.

[6] Cour eur. D.H., 20 décembre 2011, Yoh-Ekale Mwanje c. Belgique, req. n° 10486/10.

[7]  C.J.U.E., 31 janvier 2013, H.I.D. et B.A., aff. C-175/11, Rec., § 93.

[8] C.J.U.E., 27 septembre 2012, CIMADE et GISTI, aff. C-179/11, non encore publié au Rec.

[10] Article 39/70 de la loi du 15 décembre 1980 : « Sauf accord de l’intéressé, aucune mesure d’éloignement du territoire ou de refoulement ne peut être exécutée de manière forcée à l’égard de l’étranger pendant le délai fixé pour l’introduction du recours et pendant l’examen de celui-ci ».

[11]  C.J.U.E., 28 juillet 2011, Samba Diouf, aff. C-69/10, Rec., 2011, p. I-7151.

[12] En ce sens : I. Doyen, « Loi modifiant la loi du 15 décembre 1980 sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers », ADDE, Newsletter n° 99, juin 2014.

[13] Pour une interprétation par analogie de l’arrêt du 16 janvier 2014 concernant une demande d’asile subséquente : S. Datoussaid, « Suspension en extrême urgence d’une décision de refus de prise en considération d’une deuxième demande d’asile pour défaut de recours effectif », Newsletter EDEM, février 2014 ; C.C.E., 14 mars 2014, n° 120.679.

[14] L. LEBOEUF, « Le juge garant ultime de l’équité de la procédure d’asile », Administration publique, 2014, p. 228 (à paraître).

Publié le 15 juin 2017