Cour suprême du Canada, 16 juin 2023, Conseil canadien pour les réfugiés c. Canada, 2023 CSC 17

Louvain-La-Neuve

La notion des tiers pays sûrs pour les demandeurs d’asile vue de la Cour suprême du Canada.

Pays tiers sûrs – Entente Canada-États-Unis – Contestation – Charte canadienne des droits et libertés.

Par un arrêt du 16 juin 2023, la Cour suprême du Canada a jugé que le régime législatif mettant en œuvre l’entente sur les tiers pays sûrs entre le Canada et les États-Unis est conforme à l’article 52 de la loi constitutionnelle de 1982. Elle a également conclu que ce régime législatif ne violait pas l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés. Elle a cependant renvoyé l’examen au titre de l’article 15 de la Charte à une autre Cour fédérale. Le présent commentaire revient sur les implications de cet arrêt dans une démarche comparative avec le droit de l’Union européenne.

Benjamin Kagina Senga

A. Arrêt

1. Faits de la cause

Cet arrêt intervient dans le cadre d’une procédure initiée par des plaideurs agissant dans l’intérêt public[1] et des demandeurs d’asile individuels. Ces derniers sont identifiés comme étant ABC et ses filles (citoyennes du Salvador), Mme Mustefa (Éthiopie) et Mme Al Nahass et ses trois enfants (citoyens de la Syrie) (§§ 16, 17 et 18 de l’arrêt commenté).

En 2016, ABC et ses filles, citoyennes du Salvador ont fui leur pays d’origine pour les États-Unis au motif qu’elles étaient victimes de persécutions en raison de leur genre et de violences sexuelles perpétrées par des gangs. En 2017, elles sont arrivées au point d’entrée terrestre de Fort Érié, en Ontario, pour présenter une demande d’asile au Canada (§ 16).

Mme Mustefa est citoyenne de l’Éthiopie et membre du groupe ethnique des Oromos. Elle est arrivée aux États-Unis à l’âge de 11 ans pour recevoir un traitement médical. En 2017, Mme Mustefa s’est présentée au point d’entrée terrestre de Saint-Bernard-de-Lacolle, au Québec, pour demander l’asile au Canada.

Mme Al Nahass et ses trois enfants, de nationalité syrienne, sont arrivés aux États-Unis après avoir vécu en Arabie saoudite. Aux États-Unis, Mme Al Nahass a demandé l’asile en 2016 au motif qu’elle craignait de retourner en Syrie, pays dans lequel elle affirme avoir été enlevée, attaquée et reçu des menaces de violences sexuelles. Avant l’aboutissement de ses démarches d’asile aux États-Unis, elle décide avec sa famille de demander l’asile au Canada par le point d’entrée terrestre à Saint-Bernard-de-Lacolle (§ 18).

Les intéressé·e·s sont toutes et tous appelants dans l’arrêt commenté. Ils et elles se sont vu refuser l’asile au Canada au titre de l’Entente relative aux tiers pays sûrs, en application de l’article 101(1e) de la loi sur l’immigration et la protection des réfugiés et de l’article 159.3 du règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés.

Le 12 avril 2018, ces trois demandes ont été réunies pour être instruites conjointement devant la Cour fédérale qui se prononce par un arrêt du 22 juillet 2020. Cet arrêt déclare l’entente sur les tiers pays sûrs entre le Canada et les États-Unis (ci-après « ETPS ») inconstitutionnelle et juge qu’elle viole l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés.

La Cour s’interroge quant à la question de savoir si « les actes des fonctionnaires canadiens, c’est-à-dire le renvoi des demandeurs dont la demande d’asile a été jugée irrecevable au titre de l’ETPS aux États-Unis, où ils seront emprisonnés par les autorités américaines, constituent un lien de causalité suffisant pour mettre en jeu le droit à la liberté et à la sécurité de la personne » (§ 94), et ce même si l’emprisonnement est le fait des autorités américaines (§ 100). La jurisprudence Suresh pose comme principe qu’un lien causal suffisant est un lien dans lequel « la participation du Canada est un préalable nécessaire » à l’atteinte et « où cette atteinte est une conséquence parfaitement prévisible de la participation canadienne ». La Cour souligne que « le fait que les rapatriés au titre de l’ETPS soient emprisonnés par les autorités américaines ne libère pas les actes des fonctionnaires canadiens de toute considération ». Après une analyse des faits des causes examinées et le recueil de témoignages de divers acteurs, la Cour juge que « les actes des fonctionnaires canadiens, à savoir le renvoi des demandeurs dont la demande d’asile a été jugée irrecevable au titre de l’ETPS aux autorités américaines, participent à un processus qui mène à la détention » (§ 101). L’arrêt poursuit en estimant que « les éléments de preuve établissent que les conditions auxquelles sont confrontées les personnes détenues, telles qu’elles ont été exposées précédemment, mettent en jeu le droit à la sécurité de la personne garanti par l’article 7 de la Charte » (§ 115).

La Cour s’est ensuite posé la question de la compatibilité de la restriction à la liberté identifiée avec « les principes de justice fondamentale » (§ 116). Sans qu’il soit possible ici de revenir sur les longs développements de l’arrêt, relevons que la Cour a conclu que « les personnes renvoyées aux États-Unis par des fonctionnaires canadiens sont détenues à titre de sanction » (§ 138) et a jugé que « L’imposition d’une sanction pour le simple fait d’avoir demandé le statut de réfugié n’est pas conforme à l’esprit ou à l’intention de l’ETPS ou des Conventions à l’origine de sa création » (§ 139). La Cour a ensuite considéré qu’aucune justification suffisante ne permettait au Canada de démontrer que le moyen utilisé (détention et menaces à la sécurité de la personne) était proportionnel aux effets bénéfiques (efficacité administrative) (§ 149).

Les demandeurs invoquaient encore que la norme contrôlée avait des répercussions disproportionnées sur les femmes, emportant en cela violation de l’article 15 de la Charte. La Cour a estimé ne pas devoir répondre à cette question compte tenu de la violation retenue de l’article 7 (§ 154).

Cette affaire a été portée devant la Cour suprême dans l’arrêt commenté.

2. En droit

La question centrale posée à la Cour suprême de justice était de savoir si « le régime législatif canadien mettant en œuvre l’Entente sur les tiers pays sûrs – c’est-à-dire, les dispositions pertinentes de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (ci-après « LIPR ») et du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés (ci-après « RIPR ») – sont conformes aux exigences du droit constitutionnel et administratif » (§ 4 de l’arrêt commenté).

Pour répondre à cette question, la Cour a abordé principalement deux questions :

  • la conformité du régime législatif mettant en œuvre l’Entente au regard des droits consacrés à l’article 7 de la Charte ;
  • et le caractère ultra vires[2] des dispositions du règlement sur la loi.

Elle a renvoyé le recours fondé sur l’article 15 de la Charte à l’examen d’une autre cour fédérale.

Nous nous arrêtons ici que sur l’article 7 de la Charte canadienne. Le pourvoi est accueilli en partie. La Cour a conclu qu’« aucune violation de l’article 7 de la Charte n’a été établie par les demandeurs ». Elle fonde cette conclusion sur le fait que « le régime législatif mettant en œuvre l’Entente sur les tiers pays sûrs n’a pas une portée excessive et n’est pas totalement disproportionné, car il prévoit des soupapes de sécurité qui les protègent contre de tels risques » (§ 163 de l’arrêt commenté). La Cour souligne que la nature de son contrôle est dictée en l’espèce par le fait que c’est la loi qui est contrôlée et non l’action administrative : « la contestation en l’espèce visait une disposition législative, et non la conduite administrative. Il se peut que des acteurs administratifs, comme les agents de l’ASFC, aient agi de façon déraisonnable ou inconstitutionnelle dans le traitement de certains demandeurs d’asile renvoyés ou dans leur interprétation du régime législatif, y compris des soupapes de sécurité qu’il comporte. Comme nous l’avons déjà signalé, lorsque les préjudices allégués sont attribuables à une action ou une inaction administrative, c’est celle‑ci, et non la loi elle‑même, qui peut régulièrement faire l’objet d’un examen fondé sur la Charte. Toutefois, ces questions n’ont pas été soumises à notre Cour dans le cadre du présent pourvoi. Si, en raison d’une faute administrative, des personnes sont renvoyées aux États‑Unis où elles se retrouveront dans une situation qui choquerait la conscience des Canadiens et des Canadiennes, par exemple si elles seront exposées à un risque réel et non spéculatif de refoulement, des recours constitutionnels et administratifs sont à leur disposition. Sans me prononcer davantage sur le sujet, je constate que les décisions administratives dans ce domaine exigent [traduction] “un examen des plus soucieux » (§ 164).

Il est essentiel de souligner dès ce résumé que ce n’est pas la situation des demandeurs d’asile aux États-Unis qui a « sauvé » la loi mais bien et uniquement le fait que le droit canadien prévoirait de solides soupapes de sécurité contre le renvoi vers les États-Unis. Ces soupapes « comprennent le report administratif des mesures de renvoi (LIPR, par. 48(2)), les permis de séjour temporaire (art. 24), les exemptions pour motifs d’ordre humanitaire (par. 25.1(1)) et les exceptions relatives à l’intérêt public (par. 25.2(1)) » (§ 148).

B. Éclairage

Cet arrêt de la Cour suprême du Canada s’inscrit dans la ligne des contestations dont l’origine remonte à l’adoption même de l’entente sur les tiers pays sûrs entre le Canada et les États-Unis (ci-après « ETPS ») à 2004.

Dans un premier temps, nous allons rappeler que le recours au concept de tiers pays sûrs ainsi que l’ETPS a toujours été contesté au Canada (1). Nous allons, pour cela, revenir sur ces premières contestations judiciaires à 2007 ; les éléments de cette contestation et la position de la Cour suprême sur ces éléments. Dans un deuxième temps, nous allons confronter ces notions à la lumière de la pratique de l’Union européenne en la matière (2).

1.  Tiers pays sûrs dans le système canadien : un mécanisme de plus en plus contesté ou contestable ?

Dans le système canadien, le tiers pays sûr peut être compris comme « un pays ou une personne qui y passe […] pourrait présenter une demande d’asile ».

Cette notion est introduite pour la première fois dans le système juridique canadien en 1989 grâce à l’entrée en vigueur du projet de loi C-55 modifiant la Loi sur l’immigration de 1976[3]. Toutefois, aucun État n’avait été désigné comme tel à cette occasion, parce que le règlement qui devrait s’en charger n’avait pas été adapté. Elle va réapparaître après l’adoption de l’ETPS en décembre 2002. L’article 102 de la LIPR mettant en œuvre cette entente définit les facteurs à prendre en compte dans la désignation d’un État comme un tiers pays sûr. En application de cet article 102, les États-Unis furent désignés comme tiers pays sûrs par l’article 159.3 du RIPR.

Ces facteurs sont :

  • le fait que ces pays sont parties à la Convention sur les réfugiés de 1951 et à la Convention contre la torture de 1984 ;
  • leurs politique et usages en ce qui touche la revendication du statut de réfugié au sens de la Convention sur les réfugiés de 1951 et les obligations découlant de la Convention contre la torture de 1984 ;
  • leurs antécédents en matière de respect des droits de la personne ;
  • le fait qu’ils sont ou non parties à un accord avec le Canada concernant le partage de la responsabilité de l’examen des demandes d’asile.

Depuis 2004, la désignation des États-Unis ainsi que l’existence même de l’entente font l’objet de contestations judiciaires et nourrissent le débat doctrinal sur son bien-fondé[4]. Ces contestations portaient principalement sur trois points à savoir :

  • la désignation des États-Unis comme tiers pays sûrs (a) ;
  • la constitutionnalité du régime législatif mettant en œuvre cette entente (b) ;
  • ainsi que l’(in)compatibilité de ce régime législatif aux droits consacrés à la Charte canadienne des droits et libertés notamment ceux consacrés aux articles 7 et 15 (c).

a) La première contestation de la désignation des États-Unis comme pays tiers sûr remonte à 2005, soit une année après l’entrée en vigueur de l’ETPS

La première contestation avait été portée devant la Cour fédérale par le Conseil canadien pour les réfugiés aux côtés d’un demandeur d’asile colombien se trouvant aux États-Unis et d’autres organisations. Les demandeurs sollicitaient de la Cour qu’elle « déclar[e] invalide et illégale tant la désignation des États-Unis d’Amérique comme “pays tiers sûrs” pour les demandeurs d’asile que l’irrecevabilité de certains demandeurs d’asile à présenter une demande d’asile au Canada ». Ils soutenaient également que « le Règlement autorisant l’entente […] est invalide parce que les conditions préalables à la prise de ce règlement n’ont pas été respectées ».

En réponse à ces arguments, la Cour avait conclu que « les politiques et les usages des États-Unis ne respectent pas les conditions prévues pour autoriser le Canada à conclure une entente ». Elle décidait également que « les États-Unis ne satisfont pas aux exigences de la Convention relative aux réfugiés et […] la Convention contre la torture. L’Entente n’est pas conforme aux dispositions pertinentes de la Charte canadienne » (§ 7 de l’arrêt de la Cour fédérale de 2007). Elle avait également conclu que « le gouvernement canadien n’a pas procédé à l’examen permanent exigé par le Parlement […] malgré les éléments de preuve récents qui existent au sujet des usages suivis aux États-Unis ». Pour toutes ces raisons, la Cour fédérale déclarait la désignation des États-Unis invalide.

Toutefois, en 2008, la Cour d’appel fédérale avait infirmé cet arrêt de la Cour fédérale. Elle avait notamment conclu que :

« […] Une fois que l’on reconnaît, comme on doit le faire en l’espèce, que le GC a tenu compte de ces quatre facteurs de manière appropriée et qu’il est arrivé à la conclusion que le pays candidat se conforme aux articles pertinents des conventions, il n’y a plus rien qui puisse faire l’objet d’un contrôle judiciaire. »

Plus de dix ans plus tard, saisie d’une affaire portant sur les faits presque similaires, la Cour fédérale s’est alignée sur la position de la Cour d’appel fédérale de 2008. Dans son arrêt du 22 juillet 2020, la Cour fédérale a conclu que « […] la question de savoir si l’article 159.3 du RIPR est ultra vires de la LIPR a été tranchée par la Cour d’appel fédérale en 2008 et [qu’il n’y a] aucune raison d’aller à l’encontre d’une décision qui force de précédent ». C’est cette même position que la Cour suprême du Canada a rappelée dans son arrêt commenté. Elle a souligné que « les conditions préalables à la désignation pour l’application de l’article 101 (1) e) […] doivent être remplis avant, et non après, la désignation du pays ». Elle rajoute que « bien que le §102(3) crée l’obligation pour le gouverneur en Conseil d’assurer le suivi de l’examen des facteurs énumérés §102(2), ces examens ne visent pas à établir si le règlement excède les limites imposées par la loi ». Ainsi, il ressort de toutes ces décisions que l’article 102 de la LIPR ne doit pas être compris comme imposant une « conformité rigoureuse », mais plutôt comme décrivant des facteurs généraux qui doivent être vérifiés avant de procéder à la désignation.

b) La question de la constitutionnalité du régime législatif mettant en œuvre l’ETPS au regard de l’article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 fait également l’objet de débats depuis la mise en place de cette entente et, depuis 2007, elle est portée devant les instances judiciaires canadiennes

L’article 52 de la loi constitutionnelle canadienne de 1982 dispose que « la Constitution du Canada est la loi suprême du Canada ; elle rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit ». Dans l’arrêt commenté, les parties sollicitaient que la Cour suprême « […] déclare l’article 101(1)e de la LIPR et l’article 159.3 du RIPR inopérants en application de l’article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 » du fait, selon elles, des lacunes de ce régime législatif.

À cette allégation, la Cour suprême a répondu que « […] lorsque le ministre exerçait son pouvoir discrétionnaire, ces dispositions remédiaient à l’inconstitutionnalité qu’aurait entrainée l’application de l’interdiction générale » (§ 66 de l’arrêt commenté). Autrement, l’inconstitutionnalité du régime législatif mettant en œuvre l’entente est remédiée par l’existence des soupapes de sécurité préventives et curatives que ce régime prévoit, notamment les dispositions de l’article 6 de l’entente. Cet article 6 de l’entente qui dispose que « […] l’une des parties, ou l’autre, peut à son gré, décider d’examiner toute demande du statut de réfugié qui lui a été faite si elle juge qu’il est dans l’intérêt public de le faire ». Cette disposition conventionnelle constitue donc une mesure corrective contre les lacunes du régime législatif en vigueur.

c) L’(in)compatibilité du régime législatif mettant en œuvre l’entente avec les droits consacrés dans la Charte canadienne des droits et libertés fait aussi l’objet de contestation judiciaire depuis 2007

Dans l’arrêt de 2007, la Cour fédérale avait conclu « qu’en tout état de cause le Règlement et l’entente contreviennent à la Charte canadienne des droits et libertés » en ce sens que leur application porte atteinte aux droits garantis (§ 338 de l’arrêt de la Cour fédérale de 2007).

Dans un autre arrêt rendu en 2020, la Cour fédérale avait également conclu que « […] les demandeurs ont établi l’existence d’une violation de l’article 7 de la Charte [puisque] l’imposition d’une sanction pour le simple fait d’avoir demandé le statut de réfugié n’est pas conforme à l’esprit ou à l’intention de l’ETPS ou des conventions à l’origine de sa création » (§ 140 de l’arrêt).

La Cour d’appel fédérale avait déjà rejeté cette analyse en 2008. C’est la même position qu’elle a rappelée dans son arrêt de 2021 en soulignant que « la conclusion d’irrecevabilité de la demande d’asile […] n’a pas d’effet disproportionné par rapport à l’objectif qui consiste à partager la responsabilité de l’examen des demandes d’asile avec des pays signataires… » (§ 168 de l’arrêt de la cour fédérale de 2021).

Sur la même question, l’arrêt de la Cour suprême de 2023 conclut que « l’article 159.3 ne contrevient pas à l’article 7 de la Charte » en ce sens que « le régime législatif canadien prévoit des soupapes de sécurité [qui] protègent contre [des risques d’atteintes aux droits garantis dans la Charte] » (§ 163 de l’arrêt commenté).

En ce qui concerne la violation possible des droits consacrés en l’article 15 de la Charte, la Cour suprême a jugé qu’« il est dans l’intérêt de la justice de renvoyer l’affaire à la Cour fédérale pour qu’elle statue sur celle-ci » (§ 182 de l’arrêt commenté).

Tout ce qui précède révèle l’existence d’une véritable tension au sujet de cette entente et particulièrement, sur les violations éventuelles des droits fondamentaux des demandeurs d’asile occasionnées par cette entente. Cette tension trouve également un écho au niveau des instances politiques avec notamment la modification à demi-teinte de cette entente par les deux parties : le Canada et les États-Unis[5], le 24 mars 2023. Cette modification a consisté en l’extension de ses effets à toute la frontière terrestre, y compris les voies navigables intérieures.

2. Le concept de pays tiers sûrs en droit canadien est-il similaire au même concept en droit de l’Union européenne ?

Au sein de l’Union européenne, on peut relever trois types de mécanismes s’apparentant à l’ETPS à savoir :

  • le règlement Dublin en interne(a) ;
  • les pays d’origine sûrs (b) ; et
  • les pays tiers sûrs (c). Plusieurs variantes existent aux côtés du « simple » pays tiers sûr, étant le « premier pays d’asile » (un pays tiers dans lequel le demandeur bénéficie d’un statut de réfugié ou d’un autre statut de protection - art. 35 dir. procédure) et le « pays tiers européen sûr » (un pays tiers partie à la CEDH – art. 39 dir. procédure).

Le premier mécanisme est inscrit dans le règlement dit de Dublin tandis que les deux suivants le sont dans la directive procédure. Le règlement Dublin III qui prévoit le transfert de demandeurs entre pays de l’Union et vers des pays associés, telle la Suisse, est l’exemple d’une entente multilatérale. Les renvois opèrent entre les pays de l’Union européenne présumés sûrs.

Le recours au concept de pays tiers sûrs, « tiers » signifiant en droit de l’Union extérieur à l’espace régional intégré, est un mécanisme unilatéral (même si des ententes avec des pays tiers ont été nouées via les compactssoft law).

Ces mécanismes font l’objet de contestations réitérées et de tentatives de réformes depuis plusieurs années. Ces tentatives en ordre dispersé ont fait l’objet de nombreux analyses et commentaires. Les paragraphes qui suivent comparent ces mécanismes au droit canadien.

Le récent accord politique de juin 2023 renforce ces mécanismes. Le règlement Dublin est confirmé dans son principe et les procédures frontières seraient multipliées face aux requérants dont la demande de protection est désignée comme étant irrecevable. Contrairement au Canada, les nouveaux projets n’abandonnent pas la notion de pays sûrs, au contraire le recours au mécanisme du pays tiers sûr est réaffirmé.

a) Le règlement Dublin en interne : les pays de l’Union européenne et les pays associés sont présumés sûrs dans le cadre du mécanisme de répartition des demandeurs d’asile

Le droit européen présume que « l’ensemble des États membres de l’Union sont sûrs »[6]. Cette présomption est à mettre en lien avec le fait que la directive qualification exclut de son champ les citoyens européens.

La présomption de sûreté vise à éviter les mouvements secondaires et le forum shopping de la part des demandeurs d’asile qui sont censés bénéficier du même niveau de protection dans chaque État membre. D’après l’article 3(1) du règlement, le demandeur d’asile « n’a pas en principe le choix de son pays d’asile au sein de l’Union européenne ».

En droit canadien, il n’existe pas en principe de dispositions similaires au règlement Dublin dès lors que l’espace Canada-États-Unis n’est pas un espace intégré de libre circulation comme peut l’être l’Union européenne. Toutefois, le préambule de l’ETPS repose sur une présomption similaire de sécurité : « les États-Unis et le Canada offrent un régime généreux de protection des réfugiés… ».

b) Les pays d’origine sûrs permettant le recours à des procédures accélérées ?

En droit de l’Union européenne, la notion de pays d’origine sûrs se retrouve notamment aux articles 36 et 37 de la directive procédure. Elle est aussi reprise à l’article 48 du projet du nouveau règlement sur la procédure. L’actuelle directive permet non seulement aux États membres de l’Union de désigner certains pays d’origine comme sûrs[7], mais aussi « d’accélérer l’examen de la procédure d’asile »[8]. Elle permet également à un demandeur d’asile de contester cette désignation pour son cas particulier[9]. L’application de cette procédure a soulevé des contestations notamment sur son caractère discriminatoire[10] ou non. Dans son arrêt du 31 janvier 2013, la Cour de justice de l’Union européenne a conclu :

« afin d’éviter une discrimination entre les demandeurs d’asile d’un pays tiers déterminé dont les demandes feraient l’objet d’une procédure d’examen prioritaire et les ressortissants d’autres pays tiers dont les demandes seraient examinées selon la procédure normale, cette procédure prioritaire ne doit pas priver les demandeurs relevant de la première catégorie des garanties exigées par l’article 23 de la directive 2005/85… »

« La provenance d’un pays d’origine sûr est sans conséquence sur la recevabilité de la demande d’asile. Elle permet plutôt d’alléger les règles procédurales et de raccourcir les délais d’évaluation des demandes et donc […] accélérer les rejets et les renvois »[11].

En droit canadien ou du moins, dans le régime juridique mis en place par l’ETPS, la notion de pays d’origine sûrs n’est pas prise en compte. L’article 3 de l’ETPS interdit à toutes les parties « d’envoyer ou de renvoyer » un demandeur d’asile dans un pays tiers ou dans le dernier pays où il a résidé sans avoir préalablement traité sa demande d’asile. Toutefois, il y a quatre années, le Canada disposait bien de ce mécanisme de pays d’origine sûr ou pays d’origine désigné. Ce mécanisme avait été introduit en 2012 dans le but de « décourager les personnes venant de pays généralement considérés comme étant sûrs d’abuser du système de protection des réfugiés […] et de permettre aux demandes émanant des citoyens de ces pays d’être traitées plus rapidement ». Mais, il a été abandonné par le Canada le 19 mai 2019, car non seulement il « n’avait pas atteint son objectif », mais aussi, certaines de ces dispositions avaient été déclarées contraires à la Charte canadienne des droits et libertés par la Cour fédérale.

c) Les pays tiers sûrs, étant des pays de transit ou de séjour antérieurs à l’arrivée dans l’Union, permettant également le recours à des procédures accélérées

• Sur la désignation d’un État comme un tiers pays sûr

En droit de l’Union européenne, il est permis à un État membre d’« appliquer le concept de pays tiers sûr […] lorsque les autorités compétentes ont acquis la certitude que dans le pays tiers concerné, le demandeur de protection internationale sera traité conformément aux principes énoncés à l’article 38 de la Directive ». D’après l’article 3(3) du règlement Dublin, « tout État membre conserve le droit d’envoyer un demandeur vers un pays tiers sûr… ». La Cour de justice de l’Union européenne l’avait rappelé dans son arrêt du 17 mars 2016 en ces termes : « […] le fait qu’un État membre ait admis être responsable de l’examen d’une demande de protection internationale en application du règlement Dublin III ne fait pas obstacle à ce que cet État membre envoie, par la suite, le demandeur vers un pays tiers sûr ».

En droit canadien, la désignation des États-Unis comme tiers pays sûrs est faite par l’article 159.3 du RIPR, et cela conformément à l’ETPS. Sur le moment de désignation des États-Unis, la Cour suprême a noté que « la question de savoir si la disposition réglementaire contestée est intra vires de sa loi habilitante doit être examinée en fonction du moment où le règlement a été pris ». Autrement, c’est au moment de la désignation des États-Unis comme tiers pays sûrs que doivent être analysés les facteurs prévus à l’article 102 de la LIPR.

• Sur le caractère réfragable de la désignation

En droit de l’Union européenne, la désignation d’un État comme un tiers pays sûr revêt un caractère réfragable : d’une part, elle peut être contestée par le demandeur d’asile et d’autre part, les facteurs qui ont conduit à cette désignation doivent également faire l’objet d’un suivi régulier par l’État membre. En outre, l’examen du niveau de sûreté se fait in concreto, c’est-à-dire « en tenant compte de la situation personnelle du candidat réfugié »[12] et le demandeur doit bénéficier d’un recours effectif[13].

La difficulté centrale est la détermination du niveau de sûreté suffisant. Pour les autorités, il est plus facile de déterminer a priori une liste de pays sûrs, qu’il s’agisse de pays d’origine ou de pays tiers. Il suffit alors d’appliquer une présomption réfragable d’irrecevabilité des demandes de protection introduites par des requérants, qui soit viennent d’un pays d’origine sûr, soit ont transité par un pays sûr qui, l’un ou l’autre, figurent sur la liste des pays d’origine sûrs ou des pays tiers sûrs.

Les difficultés de l’évaluation sont illustrées par le retrait de la République du Kosovo et de l’Albanie par le Conseil d’État français comme tiers pays sûrs en 2012 et celui l’Albanie par le Conseil d’État belge le 23 octobre 2014.

Les réflexions de la Grèce quant au caractère sûr ou non de la Turquie ont déjà fait couler beaucoup d’encre jurisprudentielle et doctrinale[14]. Depuis juin 2021, la Grèce estime que la Turquie est un pays sûr pour les demandeurs d’asile d’Afghanistan, du Bangladesh, de Somalie, de Pakistan et de Syrie[15]. Ces cinq pays forment la moitié des demandes faites dans l’Union en 2022. Toutefois, l’Agence européenne pour les droits fondamentaux souligne qu’à défaut de réadmissions en Turquie depuis 2020, les personnes concernées se retrouvent dans une situation précaire en Grèce, la demande d’asile y étant jugée irrecevable. En février 2023, le Conseil d’État grec a posé une question préjudicielle à la Cour de justice quant à la mise en œuvre du concept de pays tiers sûr à défaut de réadmissions par la Turquie[16].

En droit canadien, c’est l’article 102(3) de LIPR qui le prévoit en ces termes : « le gouverneur en conseil assure le suivi de l’examen des facteurs à l’égard de chacun des pays désignés ». En 2015, soit 11 ans après l’entrée en vigueur de l’entente, furent adoptées les directives permettant d’assurer le suivi régulier des facteurs prévus à l’article 102 du LIPR. Ces directives prévoient que « le ministre canadien de la Citoyenneté et de l’Immigration procède au suivi régulier des facteurs prévus à l’article 102(2) et fait rapport au gouverneur en conseil ». C’est dans ce cadre qu’il a été conclu que les États-Unis continuent de respecter ces facteurs.

Sur les recours contre une telle qualification

En droit canadien, les demandeurs qui souhaitent contester la désignation d’un État comme un tiers pays sûr disposent des moyens administratifs et judiciaires pour le faire. La Cour suprême a conclu que la disposition réglementaire (article 159.3 du RIPR) désignant les États-Unis comme tiers pays sûrs peut faire l’objet d’un recours administratif visant à la « déclar[er] inopérante pour cause d’incompatibilité avec la Charte » (§ 80 de l’arrêt commenté). Elle ajoute qu’il existe d’autres recours en faveur des demandeurs notamment « celui sur la façon dont les examens prévus au para. 102(3) ont été effectués, ou sur la réparation individuelle relativement à des décisions administratives défavorables liées aux mécanismes curatifs prévus à l’art. 24 et aux paras. 25.1(1), 25.2(1) ou 48(2) » (§ 80 de l’arrêt commenté).

En droit de l’Union européenne, la décision de renvoyer un demandeur d’asile dans un tiers pays sûr est soumise à l’examen individuel et in concreto conformément à l’article 38 de la directive sur la procédure.

C. Pour aller plus loin

Lire l’arrêt : Conseil canadien pour les réfugiés et autres c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 17, 16 juin 2023.

Jurisprudence :

  • Conseil canadien pour les réfugiés c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 770, 22 juillet 2020 ;
  • Conseil canadien pour les réfugiés c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CAF 72, 15 avril 2021 ;
  • Conseil canadien pour les réfugiés c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 1262, 29 novembre 2007 ;
  • Conseil canadien pour les réfugiés c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CAF 229, 27 juin 2008.

Doctrine :  

 

Pour citer cette note : B. Kagina Senga, « La notion des tiers pays sûrs pour les demandeurs d’asile vue de la Cour suprême du Canada », Cahiers de l’EDEM, juin 2023.

 

[1] Ce sont des O.N.G. ou des structures sans but lucratif à savoir le Conseil canadien pour les réfugiés, Amnesty international, le Conseil canadien des églises et l’Association du barreau canadien.

[2] Ultra vires signifie qu’une action étatique va au-delà des pouvoirs qui lui sont conférés par la loi ou qu’une loi de l’État va au-delà des pouvoirs législatifs de l’État qui sont énoncés dans la Constitution. Il est utilisé en droit constitutionnel et en droit administratif.

[3] Parlement, Aperçu de l’entente sur les tiers pays sûrs entre le Canada et les États-Unis. Études de la Colline. Regards approfondis sur des questions canadiennes, Publication 2020-70-F, 2022.

[4] Ibid.

[5] E. Vigneau, L’entente sur les tiers pays sûrs entre le Canada et les États-Unis : un instrument d’exclusion des demandeurs d’asile sud-américains et caribéens, Observatoire des politiques publiques de l’Université de Sherbrooke, novembre 2016.

[6] S. Sarolea et J-Y. Carlier, Droit des étrangers, Bruxelles, Larcier, 2016, p.431.

[7] Article 37 de la directive procédure. Voy. S. Sarolea et J-Y. Carlier, ibid.

[8] Article 31(8b) de la directive procédure.

[9] Article 36(1) de la directive procédure.

[10] C.C., 16 janvier 2014, no 1/2014. 

[12] S. Sarolea et J-Y. Carlier, op. cit., p. 468.

[13] C.C., 16 janvier 2014, no 1/2014.

[15] Grèce, Décision ministérielle conjointe no 42799/2021, Government Gazette 2425/Β/7-6-2021, 7 juin 2021 (référencée dans le rapport de l’Agence européenne pour les droits fondamentaux).

[16] « Convient-il d’interpréter l’article 38 de la directive 2013/32/UE, lu en combinaison avec l’article 18 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, en ce sens qu’il s’oppose à une norme nationale (de nature réglementaire) laquelle désigne comme généralement sûr pour certaines catégories de demandeurs de protection internationale un pays tiers, lorsque celui-ci a certes souscrit une obligation légale de permettre la réadmission sur son territoire de ces catégories de demandeurs de protection internationale mais qu’il s’avère que ledit pays refuse la réadmission depuis une longue période (laquelle excède en l’espèce les vingt mois) et lorsque la possibilité d’un changement de position de ce pays dans un avenir proche n’a pas été examinée ? ou

Cette disposition doit-elle être interprétée en ce sens que la réadmission dans le pays tiers ne constitue pas l’une des conditions cumulatives pour l’adoption de l’acte (réglementaire) national par lequel un pays tiers est désigné comme généralement sûr pour certaines catégories de demandeurs de protection internationale, mais constitue l’une des conditions cumulatives pour l’adoption de l’acte individuel par lequel une demande concrète de protection internationale est rejetée comme irrecevable en application du concept de “pays tiers sûr” ? ou

Cette disposition doit-elle être interprétée en ce sens que la réadmission dans le “pays tiers sûr” ne doit être vérifiée qu’au moment de l’exécution d’une décision, lorsque cette décision de rejet de la demande de protection internationale est fondée sur le concept de “pays tiers sûr” ? »

Publié le 30 juin 2023