C.E., 13 septembre 2023, n° 257.300

Louvain-La-Neuve

Crise de l’accueil des demandeurs d’asile : après les juridictions du travail et la Cour européenne des droits de l’homme, le Conseil d’État sanctionne à son tour la politique du gouvernement belge

Accueil des demandeurs d’asile – Loi du 12 janvier 2007 sur l’accueil des demandeurs d’asile – Instruction prise par la Secrétaire d’État à l’Asile et à la Migration – Exclusion de l’accueil des hommes présentant seuls leur demande de protection internationale.

Saisi d’un recours introduit contre la décision de la Secrétaire d’État à l’asile et à la migration de suspendre temporairement l’accueil des hommes seuls, demandeurs d’asile, dans le réseau d’accueil organisé par Fedasil, l’organisme public chargé de l’accueil des demandeurs d’asile, le Conseil d’État suspend en extrême urgence la décision attaquée en affirmant sans ambages le caractère sérieux des moyens pris de la violation de la loi du 12 janvier 2007 sur l’accueil des demandeurs d’asile et de certaines autres catégories d’étrangers.

Matthieu Lys

A. Décision

C’est à l’occasion de l’arrêt commenté que le Conseil d’État a dû se pencher, pour la première fois, sur la problématique de ce qui est désormais communément appelé « la crise de l’accueil » des demandeurs d’asile en Belgique.

1. Le contexte et les antécédents

Pour rappel, depuis octobre 2021, l’État belge est gravement défaillant dans l’accueil des demandeurs de protection internationale. De nombreuses ONG et associations ont dénoncé cette situation comme étant une « crise de l’accueil », largement relayée dans la presse nationale et internationale. Faute de places d’accueil en suffisance dans le réseau des centres d’accueil gérés par Fedasil, l’organisme public chargé de l’accueil des demandeurs d’asile, des milliers de demandeurs d’asile – des hommes seuls pour la plupart – sont contraints de dormir dans les rues de Bruxelles.

Pourtant, le droit belge et le droit européen sont clairs. En effet, en vertu de l’article 3 de la loi du 12 janvier 2007 sur l’accueil des demandeurs d’asile et de certaines autres catégories d’étrangers (ci-après : « loi accueil »), « tout demandeur d’asile a droit à l’accueil devant lui permettre de mener une vie conforme à la dignité humaine ». L’article 6 de la loi accueil dispose, en ce sens, que « le bénéfice d’une aide matérielle est accordé à tout demandeur de protection internationale, dès l’introduction de ladite demande, durant toute la procédure, et ce, en vue de lui permettre de mener une vie conforme à la dignité humaine ». Le prescrit de l’article 2, 6o, de la loi accueil indique que l’aide matérielle dont il est question comprend « l’hébergement, les repas, l’habillement, l’accompagnement médical, social et psychologique et l’octroi d’une allocation journalière. Elle comprend également l’accès à l’aide juridique, l’accès à des services tels que l’interprétariat et des formations ainsi que l’accès à un programme de retour volontaire. » Ces dispositions mettent notamment en œuvre l’article 23 de la Constitution belge selon lequel « chacun a le droit de mener une vie conforme à la dignité humaine » (al. 1), lequel comprend le droit à l’aide sociale (al. 2, 2o) et le droit à un logement décent (al. 2, 3o), ainsi que l’article 17 de la directive 2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale (refonte) (ci-après : « directive accueil »), qui prévoit que les États membres doivent faire en sorte que les demandeurs aient accès aux conditions matérielles d’accueil lorsqu’ils présentent leur demande de protection internationale.

Pour faire valoir leur droit et pallier la défaillance de l’État belge, le seul levier d’action à disposition des demandeurs d’asile est d’introduire une requête unilatérale en extrême urgence contre Fedasil et contre l’État belge devant les tribunaux du travail, compétents pour statuer en matière d’accueil des demandeurs de protection internationale. Plus de 8 000 condamnations ont été prononcées par les tribunaux du travail, assorties d’astreintes pour un montant total dépassant les 170 millions d’euros – que ni Fedasil ni l’État belge n’ont jamais payées.

En novembre 2021, neuf organisations de défense des droits humains et l’Ordre des Barreaux francophones et germanophone de Belgique (ci-après : « OBFG ») ont introduit une action en justice contre l’État belge devant le tribunal de première instance de Bruxelles, siégeant en référé, pour dénoncer l’absence d’accueil de milliers de demandeurs d’asile. L’ordonnance en référé prononcée par le tribunal de première instance de Bruxelles le 19 janvier 2022 affirme que l’État belge a manqué à ses obligations internationales et s’est placé dans l’illégalité en restreignant le droit à l’asile et le droit à l’accueil. Cette ordonnance n’a jamais été exécutée par l’État belge, qui a continué à héberger au compte-gouttes et de manière très lente les demandeurs d’asile en les inscrivant sur une liste d’attente. Des places d’accueil n’ont pas été créées en quantité suffisante, et les demandeurs d’asile devaient souvent attendre plusieurs mois avant de finalement pouvoir être hébergés.

Devant l’absence totale de volonté de l’État belge d’exécuter les condamnations du tribunal du travail, de nombreux demandeurs d’asile ont saisi la Cour européenne des droits de l’homme en mesures urgentes et provisoires, pour forcer les autorités à respecter les décisions de justice interne et reconnaître leur droit à l’aide matérielle. Le 31 octobre 2022, la Cour de Strasbourg, dans l’affaire Camara c. Belgique, a décidé pour la première fois d’indiquer à l’État belge une mesure provisoire dans le cadre de la crise de l’accueil, et a décidé d’enjoindre à l’État belge d’exécuter l’ordonnance rendue par le tribunal du travail francophone de Bruxelles et de fournir au requérant, demandeur d’asile guinéen, un hébergement et une assistance matérielle. Cette décision de la Cour a été suivie par plusieurs centaines d’autres mesures provisoires dans des dossiers similaires.

Le 29 juin 2023, le tribunal de première instance francophone de Bruxelles, dans le prolongement de son ordonnance en référé du 19 janvier 2022, a condamné au fond l’État belge à permettre sans délai, à tous les demandeurs de protection internationale, de présenter leur demande de protection internationale et, dès l’enregistrement de celle-ci, de bénéficier du droit à l’aide matérielle au sein d’un centre d’accueil géré par Fedasil.

En date du 18 juillet 2023, dans son arrêt Camara c. Belgique, la Cour européenne des droits de l’homme a pour la première fois condamné l’État belge pour violation de l’article 6 CEDH, en raison du fait que ce dernier n’avait pas respecté la condamnation du tribunal du travail datant de juillet 2022.

Malgré ces multiples condamnations en justice, plus de 2 000 demandeurs d’asile dorment aujourd’hui toujours dans la rue.

Le 29 août 2023, la secrétaire d’État à l’Asile et à la Migration a annoncé, dans un communiqué de presse, qu’elle a décidé de ne plus accueillir temporairement dans le réseau Fedasil les hommes seuls demandeurs d’asile en Belgique, prenant la décision de réserver toutes les places disponibles aux familles avec enfants. Cette décision, non formalisée dans une instruction écrite ou encore moins dans un acte réglementaire ou administratif, était motivée par le nombre élevé de demandeurs d’asile arrivés en Belgique et par la saturation du réseau d’accueil.

C’est contre cette « décision » de la Secrétaire d’État que diverses associations de défense des droits des étrangers, ainsi que l’OBFG, ont introduit une demande en suspension d’extrême urgence auprès du Conseil d’État par requête introduite le 6 septembre 2023.

2. L’arrêt du Conseil d’État

Le Conseil d’État rappelle tout d’abord que la décision attaquée, qui a pour objet d’exclure temporairement les hommes seuls demandeurs d’asile du bénéfice de l’accueil prévu par la loi du 12 janvier 2007, est « un acte juridique unilatéral réglementaire modifiant l’ordonnancement juridique d’une manière générale et abstraite, dès lors qu’elle empêche une catégorie de demandeurs d’asile, à savoir les hommes seuls, de bénéficier de l’accueil prévu par la loi du 12 janvier 2007 sur l’accueil des demandeurs d’asile et de certaines autres catégories d’étrangers ». Il s’estime donc compétent pour statuer sur la requête en suspension d’extrême urgence.

Répondant aux arguments invoqués par l’État belge, le Conseil d’État affirme que ce dernier reste en défaut de démontrer que les hommes seuls, demandeurs d’asile, sont effectivement accueillis conformément aux exigences de la « loi accueil » et que, dès lors, ces personnes sont nécessairement exposées au risque de vivre dans la rue. Le risque imminent, pour cette catégorie de demandeurs d’asile, d’être privés d’accueil et donc de se retrouver dans une situation de dénuement, est considéré par le Conseil d’État comme étant « un inconvénient d’une gravité suffisante causé aux intérêts collectifs des parties requérantes […] par l’exécution immédiate de l’acte attaqué ». Partant, le Conseil d’État valide le recours à la procédure d’extrême urgence.

À l’appui de leurs moyens de suspension, les parties requérantes soutenaient que l’État belge avait violé tant la directive accueil que la loi accueil, affirmant également que le droit à l’accueil des demandeurs de protection internationale constituait, pour cette catégorie de personnes, une déclinaison du droit à l’aide sociale garanti par l’article 23, alinéa 3, 2o, de la Constitution. La Cour rappelle la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne, notamment l’arrêt Saciri du 27 février 2014 qui consacre le principe selon lequel il n’est pas permis de priver un demandeur de protection internationale de l’accueil, même pour une période temporaire, ainsi que la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme consacrant la vulnérabilité particulière des demandeurs d’asile (voy. not. les arrêts de grande chambre dans les affaires M.S.S. c. Belgique et Grèce et Tarakhel c. Suisse, § 97). Elles concluaient que l’État belge violait le droit à l’accueil des hommes seuls demandeurs d’asile, et que la saturation du réseau d’accueil ne permettait en aucun cas de déroger à la mise en œuvre de ce droit. À l’appui de cette thèse, elles affirmaient que « les motivations exposées lors de la prise de la décision contestée, soit la nécessité de concentrer les moyens disponibles au profit de familles et d’enfants ou de diminuer la pression sur le réseau d’accueil belge, constituent une énième tentative de trouver des excuses à l’inexécution d’une obligation internationale dans un cadre législatif et désormais juridictionnel qui contraint l’autorité à prendre toutes les mesures nécessaires pour garantir un niveau de vie digne à tous les demandeurs de protection internationale ».

Stipulant que l’acte attaqué a bien la portée décrite dans la requête, le Conseil d’État affirme que la loi du 12 janvier 2007 « ne permet pas à [l’État belge] de priver du droit à l’accueil une catégorie de demandeurs d’asile, constituée par les hommes seuls, pour résoudre les difficultés auxquelles elle indique être confrontée ». Partant, statuant sur les deux moyens réunis, le Conseil d’État conclut au caractère sérieux de ceux-ci et suspend, en extrême urgence, la « décision » de la secrétaire d’État à l’asile et à la migration qui était attaquée.

B. Éclairage

Tout ou presque a déjà été dit et écrit sur la « crise de l’accueil ». Des juridictions, belges et internationales, ont rendu des milliers de décisions condamnant l’État belge dans les termes les plus forts. Mais, manifestement, l’État belge est le seul à ne pas avoir entendu. C’est, cette fois, la plus haute juridiction administrative belge, qui a dû faire à nouveau la leçon au gouvernement.

De surcroît, cette jurisprudence ne pouvait être une surprise pour l’État belge. Elle s’inscrit dans la lignée d’une position désormais constante quant au lien entre un accueil des demandeurs d’asile et l’interdiction de traitement inhumain et dégradant. La grande chambre de la Cour de Strasbourg l’affirmait déjà dans l’affaire M.S.S. lorsqu’elle condamnait la Belgique et la Grèce en 2010, la première pour avoir renvoyé un demandeur d’asile en Grèce sans avoir égard au risque que la seconde le laisse dans le dénuement le plus complet (§§ 250-253). Elle soulignait que l’obligation de fournir un logement et des conditions matérielles décentes aux demandeurs d’asile démunis faisait partie du droit positif et pesait sur les autorités grecques en vertu des termes mêmes de la législation nationale qui transposait le droit de l’Union européenne, à savoir la directive accueil. Dans cette affaire, la Cour avait souligné que les demandeurs d’asile font partie d’un « groupe de la population particulièrement défavorisé et vulnérable, ayant besoin d’une protection spéciale, [qui fait] l’objet d’un large consensus à l’échelle internationale et européenne, comme cela ressortait de la Convention de Genève, du mandat et des activités du HCR ainsi que des normes figurant dans la directive Accueil de l’Union européenne ». Enfin, la Cour, devant déterminer si une situation de dénuement matériel extrême pouvait soulever un problème sous l’angle de l’article 3, avait fait le lien avec l’affaire Budina c. Russie et n’avait pas exclu que « la possibilité que la responsabilité de l’État [fût] engagée [sous l’angle de l’article 3] par un traitement dans le cadre duquel un requérant totalement dépendant de l’aide publique serait confronté à l’indifférence des autorités alors qu’il se trouverait dans une situation de privation ou de manque à ce point grave qu’elle serait incompatible avec la dignité humaine ».

Malgré ces enseignements, la Belgique s’entête à ne pas respecter des normes qu’elle connaît pourtant bien ou doit connaître. Trois brèves observations méritent d’être faites.

Premièrement, il est frappant de constater que la Secrétaire d’État à l’asile et la migration continue de justifier l’absence d’accueil de nombreux demandeurs d’asile en invoquant l’argument de la force majeure. En effet, l’État belge avait à nouveau fait état, à l’audience et dans ses observations, de la pression que subit le réseau d’accueil Fedasil en raison du nombre très important de demandeurs d’asile en Belgique, ainsi que des efforts réalisés par le gouvernement pour faire face à la situation de crise de l’accueil. Cet argument de la force majeure n’est pas recevable : il avait déjà été balayé tant par la Cour européenne des droits de l’homme dans son arrêt Camara c. Belgique précité, que par le tribunal de première instance de Bruxelles dans son jugement précité du 29 juin 2023.

Dans son arrêt Camara c. Belgique, en effet, la Cour de Strasbourg avait très clairement écarté l’argumentation de l’État belge, qui avait fait état « d’obstacles logistiques à l’augmentation de la capacité des centres d’accueil » (§ 98), notamment une saturation du réseau d’accueil géré par Fedasil depuis l’été 2021. Il expliquait que la capacité d’accueil du réseau s’était trouvée insuffisante pour faire face à l’augmentation du nombre de demandeurs de protection internationale et que, dès lors, l’État belge s’était retrouvé dans l’impossibilité matérielle de faire suite aux décisions de justice qui le condamnaient à l’hébergement de ceux-ci. Répondant clairement à cet argumentaire, la Cour a affirmé qu’elle ne pouvait ignorer « que les circonstances de la présente affaire ne sont pas isolées et qu’elles révèlent une carence systémique des autorités belges d’exécuter les décisions de justice définitives relatives à l’accueil des demandeurs de protection internationale » (§ 118) et que « [m]ême si elle est consciente de la situation difficile à laquelle l’État belge était confronté […], la Cour ne pourrait juger raisonnable le délai mis en l’espèce par les autorités belges pour exécuter une décision de justice visant à protéger la dignité humaine » (§ 119).

Dans la même ligne, le tribunal de première instance francophone de Bruxelles, dans son jugement du 29 juin 2023, avait affirmé qu’il ne niait pas « les efforts réalisés par Fedasil ainsi que par l’État belge afin de tenter d’ouvrir de nouvelles places d’accueil, ni les difficultés qu’ils rencontrent dans ce cadre » mais qu’il « n’en demeure pas moins que l’État belge s’est engagé à fournir un accueil à tout demandeur de protection internationale dès la présentation de sa demande et que la seule circonstance que des mesures aient été prises en vue de satisfaire à cette obligation ne suffit pas à l’en exonérer. Le seul constat que de nombreuses personnes soient privées d’accueil […] suffit à démontrer, dans le chef des parties défenderesses, l’existence d’une faute. Il ne s’agit effectivement pas d’une obligation de moyen, mais d’une obligation de résultat. » (§ 44.) Pour le tribunal, ni l’augmentation des demandes de protection internationale depuis 2021, ni la saturation du réseau d’accueil, ni la guerre en Ukraine et l’arrivée sur le territoire de nombreux Ukrainiens, ni les mesures sanitaires prises durant la crise du coronavirus, ni la perte de mille places d’accueil à la suite des inondations exceptionnelles de l’été 2021 en Belgique ne démontrent l’existence d’un cas de force majeure dont pourrait se prévaloir l’État belge (§§ 48-49).

Il n’est dès lors pas surprenant que le Conseil d’État ait conclu au caractère sérieux des moyens invoqués, pris de la violation de la loi accueil, malgré le fait que l’État belge ait continué à plaider l’existence d’une cause de justification liée à la force majeure. Il n’est par ailleurs pas inutile de rappeler, à cet égard, que la loi accueil prévoit elle-même une solution à mettre en œuvre en cas de saturation du réseau d’accueil dans son article 11, § 4, qui précise que « [d]ans des circonstances exceptionnelles liées à la disponibilité des places d’accueil dans les structures d’accueil, l’Agence [Fedasil] peut, après une décision du Conseil des ministres sur la base d’un rapport établi par l’Agence, pendant une période qu’elle détermine, soit modifier le lieu obligatoire d’inscription d’un demandeur d’asile en tant qu’il vise une structure d’accueil pour désigner un centre public d’action sociale, soit en dernier recours, désigner à un demandeur d’asile un centre public d’action sociale comme lieu obligatoire d’inscription. Tant la modification que la désignation d’un lieu obligatoire d’inscriptions en application du présent paragraphe ont lieu sur la base d’une répartition harmonieuse entre les communes […]. » Jamais l’État belge n’a mis en œuvre cette possibilité prévue par la loi, la Secrétaire d’État continuant de confondre sciemment dans son discours et ses instructions la question de l’obligation de l’accueil des demandeurs d’asile et celle de la capacité d’accueil du réseau des centres Fedasil.

Deuxièmement, il est à noter que, de manière étonnante, le Conseil d’État a déclaré la requête irrecevable en ce qu’elle était formée par l’OBFG, arguant du fait que la décision attaquée serait sans lien avec la mission et le rôle de l’avocat en ce qui concerne la défense des intérêts du justiciable, ni avec les questions du droit d’accès au juge, d’administration de la justice, ou d’assistance que les avocats peuvent offrir à leurs clients. Cette argumentation du Conseil d’État ne manque pas de surprendre. En effet, le tribunal de première instance de Bruxelles n’a jamais déclaré irrecevables les actions intentées par les ordres d’avocats dans le cadre de la crise de l’accueil pour défaut d’intérêt, de même que la Cour européenne des droits de l’homme n’a pas déclaré irrecevable la tierce intervention de l’Ordre français des avocats du Barreau de Bruxelles dans l’affaire Camara c. Belgique précitée. En outre, l’intérêt à agir de l’OBFG était à notre sens clairement démontré : l’action introduite était clairement liée à la mission d’assistance en justice des demandeurs d’asile, les avocats ayant depuis le début de la crise de l’accueil, sans relâche, organisé des permanences juridiques pour permettre aux demandeurs d’asile de faire valoir leur droit à l’accueil devant les différentes juridictions internes ou internationales.

Troisièmement, on ne peut que constater que, pas plus que les décisions des juridictions du travail, du tribunal de première instance ni même de la Cour européenne des droits de l’homme, cet arrêt du Conseil d’État n’a infléchi la politique menée par la Secrétaire d’État à l’asile et à la migration. Malgré la suspension de sa décision par la plus haute juridiction administrative du pays, des centaines de demandeurs d’asile, des hommes seuls, ne sont toujours pas hébergés et dorment dans les rues de Bruxelles ou dans des squats. La passivité de l’État belge suite à l’arrêt commenté renforce l’inquiétude grandissante pour le respect de l’État de droit en Belgique. La Cour de Strasbourg avait été catégorique dans son arrêt Camara c. Belgique : en dépit des difficultés auxquelles les autorités belges peuvent être confrontées, une telle pratique de non-exécution systématique des décisions de justice est « incompatible avec le principe de l’État de droit qui sous-tend l’ensemble du système de la Convention » (§ 145).

Ce principe démocratique cardinal implique le respect plein et entier des décisions de justice qui sont rendues car, dans un état de droit, les autorités publiques se soumettent au droit et ne peuvent agir que dans les limites posées par le cadre juridique fixé. Violer ce principe de manière continue constitue une atteinte grave aux fondements démocratiques de nos sociétés, et abîme encore un peu plus la confiance, déjà bien ébranlée, des citoyens envers les institutions politiques.

C. Pour aller plus loin

Lire l’arrêt : C.E., 13 septembre 2023, no 257.300.

Jurisprudence :

Doctrine :

 

Pour citer cette note : M. LYS, « Crise de l’accueil des demandeurs d’asile : après les juridictions du travail et la Cour européenne des droits de l’homme, le Conseil d’État sanctionne à son tour la politique du gouvernement belge », Cahiers de l’EDEM, octobre 2023.

Image : "Le centre Fedasil de Mouscron, Belgique", par Jamain — Travail personnel, CC BY-SA 4.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=112434202

Publié le 10 novembre 2023