C.C.E. (assemblée générale), 12 décembre 2014, nos 135.035, 135.037, 135.038, 135.039 et 135.041

Louvain-La-Neuve

Le clap de fin. L’étendue de la protection offerte par le séjour médical (9ter) dépasse le risque vital imminent.

Par ses arrêts d’assemblée générale du 12 décembre 2014, le C.C.E. prend acte de l’évolution de la jurisprudence du Conseil d’Etat et cristallise sa propre jurisprudence selon laquelle le séjour médical (article 9ter) offre une protection plus étendue que celle de l’article 3 C.E.D.H. Ce faisant, le C.C.E. contribue à clarifier l’étendue de la protection offerte par le droit belge aux étrangers gravement malades, sujette à controverses et objet de jurisprudences récentes de la Cour de justice de l’Union européenne et de la Cour européenne des droits de l’homme.

Art. 9ter de la loi du 15 décembre 1980 – Art. 3 C.E.D.H. – Séjour médical – Degré de gravité.

A. Arrêts

Les arrêts concernent quatre décisions d’irrecevabilité et une décision de rejet au fond de demandes de séjour pour raisons médicales introduites sur la base de l’article 9ter de la loi du 15 décembre 1980.

Dans chacun de ces arrêts, l’assemblée générale du C.C.E. juge que l’article 9ter de la loi du 15 décembre 1980 offre une protection plus étendue que celle de l’article 3 C.E.D.H. tel qu’interprété par la Cour européenne des droits de l’homme dans l’arrêt N. c. Royaume-Uni[1]. Selon le C.C.E., le texte même de l’article 9ter indique que ce dernier protège à la fois contre le risque imminent pour la vie ou pour l’intégrité physique, conformément à la jurisprudence N., et contre les traitements inhumains et dégradants qui résultent de l’absence de soins, au-delà de la jurisprudence N.[2].

L’assemblée générale admet qu’à la lecture de l’exposé des motifs de l’article 9ter, ce dernier semble se limiter à offrir une protection en cas de risque de violation de l’article 3 C.E.D.H. Cependant, les travaux préparatoires n’autorisent pas à s’écarter du texte clair de la loi :

« La mention dans l’exposé des motifs de la loi du 15 septembre 2006, insérant l’article 9ter dans la loi du 15 décembre 1980, de ce que l’examen de la question de savoir s’il existe un traitement approprié et suffisamment accessible dans le pays d’origine ou de résidence, se fait au cas par cas, en tenant compte de la situation individuelle du demandeur, évalué dans les limites de la jurisprudence de la Cour E.D.H. […], ne permet pas de s’écarter du texte de la loi même qui n’est pas susceptible d’interprétation et, en ce qui concerne l’hypothèse de l’étranger qui souffre d’une maladie qui emporte un risque réel de traitement inhumain ou dégradant s’il n’existe pas de traitement adéquat dans son pays d’origine ou de résidence, constitue une disposition nationale autonome »[3].

À toutes fins utiles, l’assemblée générale ajoute qu’accorder une protection plus étendue que celle consacrée par l’article 3 C.E.D.H. ne va pas à l’encontre de la Convention européenne des droits de l’homme, laquelle ne s’oppose pas à l’adoption de standards de protection plus élevés[4]. Au contraire, la Convention ne peut pas être interprétée comme restreignant les droits consacrés par la législation nationale[5].

Ce préalable posé, l’assemblée générale annule quatre décisions d’irrecevabilité de demandes 9ter. Trois d’entre elles sont annulées parce qu’elles résultent d’un examen limité au seuil de gravité de la maladie requis par la jurisprudence N. Le fonctionnaire médecin de l’Office des étrangers avait considéré ces demandes irrecevables au motif que le développement de la maladie des demandeurs n’avait pas atteint un stade critique, où le risque pour la vie est imminent et les demandeurs empêchés de voyager[6].

L’une des décisions d’irrecevabilité est annulée en raison de sa motivation insuffisante, qui ne permet pas de déterminer si l’examen réalisé par le fonctionnaire médecin a été opéré à la lumière de la jurisprudence N. ou s’il a également pris en considération le risque de subir des traitements inhumains et dégradants du fait de l’absence de soins au sens de l’article 9ter. Le C.C.E. insiste à cette occasion sur la nécessité pour le fonctionnaire médecin de rendre un avis « compréhensible pour le profane »[7], qui doit permettre de déterminer si l’analyse ne s’est pas limitée au risque vital imminent.

Une cinquième décision de rejet au fond est quant à elle validée par l’assemblée générale. Cette décision écarte non seulement l’existence d’un risque vital imminent, mais également celui de subir des traitements inhumains et dégradants au sens de l’article 9ter en raison de l’absence de soins adéquats dans le pays d’origine. Elle note en effet que les affections dont souffre le requérant « sont toutes des affections chroniques avec lesquelles [il] […] a vécu sans traitement depuis de nombreuses années et sans conséquences »[8].

B. Éclairage

La question de la détermination du seuil de gravité de l’article 9ter a fait l’objet de nombreuses controverses depuis un changement de pratique de l’Office des étrangers intervenu fin 2012, suite à l’instauration par la loi du 8 janvier 2012 d’un examen de recevabilité des demandes 9ter par des fonctionnaires médecins[9]. L’Office des étrangers avait alors décidé de n’accueillir positivement les demandes 9ter que lorsque le stade de développement de la maladie implique un risque vital imminent et l’impossibilité de voyager, conformément au seuil de gravité requis par la jurisprudence N. de la Cour européenne des droits de l’homme.

Ce changement de pratique a généré une multiplication des contentieux autour de l’article 9ter. Tant la Cour européenne des droits de l’homme que la Cour de justice de l’Union européenne ont été amenées à préciser l’étendue de la protection que la Convention européenne des droits de l’homme et le droit de l’Union apportent aux étrangers malades (1). Le C.C.E. et le Conseil d’Etat se sont également prononcés sur la conformité de cette pratique avec le droit belge (2).

1. Le séjour médical devant la Cour européenne des droits de l’homme et devant la Cour de justice de l’Union européenne

(1) La Cour européenne des droits de l’homme. A l’occasion des arrêts Yoh-Ekale Mwanje c. Belgique et S.J. c. Belgique, la Cour européenne des droits de l’homme s’est prononcée sur le refus de demandes 9ter introduites par des étrangers atteints du V.I.H.[10]. Elle a confirmé, dans chacun de ces arrêts, le seuil de gravité de l’arrêt N. Dans l’arrêt S.J., la Cour de Strasbourg a même semblé durcir ce seuil de gravité en refusant d’avoir égard à la vulnérabilité particulière de la requérante, mère de trois jeunes enfants, et des conséquences pour ses enfants de son décès prévisible[11]. Un appel avait été introduit contre cet arrêt devant la grande chambre, avant que l’affaire ne soit rayée du rôle suite à un accord intervenu entre les parties. Dans le récent arrêt M.T. c. Suède, où elle juge que l’article 3 C.E.D.H. ne s’oppose pas au renvoi du requérant vers le Kirghizistan où il pourrait bénéficier de soins (dialyse), la Cour ne parait pas revenir sur le seuil de gravité fixé par sa jurisprudence constante[12].

(2) La Cour de justice de l’Union européenne. A l’occasion des arrêts M’Bodj et Abdida, rendus quelques jours après l’arrêt de l’assemblée générale du C.C.E. commenté, la Cour de justice de l’Union européenne a aligné la protection du droit de l’Union sur celle de la Convention européenne des droits de l’homme[13]. Par l’arrêt M’Bodj, la Cour de justice a exclu le séjour médical du champ d’application de la directive qualification. Elle estime que faute d’être générées par un des acteurs étatiques ou non-étatiques identifiés par la directive qualification, les souffrances résultant d’une maladie ne relèvent pas de la protection subsidiaire consacrée par cette directive au bénéfice de l’individu qui risque notamment des traitements inhumains et dégradants en cas de retour dans son pays d’origine[14].

Par l’arrêt Abdida, la Cour de justice a néanmoins considéré qu’en tant qu’ « acte administratif déclarant illégal le séjour d’un ressortissant de pays tiers », une décision de refus de séjour 9ter constitue une décision de retour relevant du champ d’application de la directive retour[15]. Elle doit donc respecter les garanties fixées par cette directive et par la Charte des droits fondamentaux. La prohibition des traitements inhumains et dégradants consacrée par l’article 4 de la Charte interdit aux Etats membres d’éloigner les étrangers dont la maladie a atteint le seuil fixé par l’arrêt N.[16] Le droit à une protection juridictionnelle effective consacré par l’article 47 de la Charte et la directive retour impliquent que le demandeur doit bénéficier d’un recours suspensif à l’encontre de la décision de refus de séjour 9ter[17]. La directive retour enjoint de prendre ses besoins de base en charge dans l’attente de son retour[18].

2. Le séjour médical devant les juridictions belges

(1) Une jurisprudence divisée. Dans l’arrêt n° 92.258 du 27 novembre 2012 rendu par trois juges, le C.C.E. avait condamné la nouvelle pratique de l’Office des étrangers limitant la protection de l’article 9ter à celle de la jurisprudence N.[19]. Il jugeait que cette pratique ignorait le libellé de l’article 9ter, qui enjoint de délivrer un titre de séjour médical non seulement à étranger dont la maladie a atteint un stade critique où le risque est vital, mais également à l’étranger dont la maladie est suffisamment grave pour que l’absence de soins dans le pays d’origine engendre de grandes souffrances.

La jurisprudence du Conseil d’État est un temps apparue divisée sur cette question. Une chambre néerlandophone a adopté un raisonnement similaire à celui du C.C.E.[20]. Une chambre francophone a abouti à une autre conclusion en déduisant des travaux préparatoires de l’article 9ter que le législateur n’a jamais entendu offrir une protection plus étendue que celle de l’article 3 C.E.D.H.[21] Dans l’arrêt n° 228.778 du 16 octobre 2014, cette chambre francophone est revenue sur sa position et a rejoint la jurisprudence de la chambre néerlandophone du Conseil d’Etat[22].

(2) Une jurisprudence pacifiée. Dans l’arrêt commenté, l’assemblée générale du C.C.E. prend acte de la stabilisation de la jurisprudence du Conseil d’Etat et clôt la polémique. Elle envoie un signal clair à l’Office des étrangers. Les décisions d’irrecevabilité et de rejet au fond des demandes 9ter ne peuvent pas se limiter à déterminer si la maladie de l’étranger a atteint un stade critique, de telle sorte que le risque vital est imminent et que l’étranger ne peut pas voyager.

L’article 9ter ne protège pas exclusivement l’étranger sur son lit de mort. Il protège également l’étranger qui, sans soins adéquats, serait condamné à plus ou moins brève échéance.

L.L.

C. Pour en savoir plus

Consulter les arrêts : C.C.E. (assemblée générale), 12 décembre 2014, n° 135.035, 135.037, 135.038, 135.039 et 135.041.

Doctrine

- Z. MAGLIONI, « La demande d’autorisation de séjour pour raisons humanitaires : l’article 9ter à l'agonie ? », in P. WAUTELET et F. COLLIENNE, Droit de l’immigration et de la nationalité : fondamentaux et actualités, C.U.P., Bruxelles, Larcier, 2014, p. 98.

- J. CLESSE et J. HUBIN, « Le droit à l’aide sociale et le droit à l’intégration sociale en faveur des étrangers : questions d’actualités », in J. Clesse et J. Hubin (dir.), Questions spéciales de droit social. Hommage à Michel Dumont, C.U.P., Liège, Anthémis, 2014, pp. 111 et s.

Pour citer cette note : L. LEBOEUF, « Le clap de fin. L’étendue de la protection offerte par le séjour médical (9ter) dépasse le risque vital imminent », Newsletter EDEM, février 2015.


[1] Cour eur. D.H., 27 mai 2008, N. c. Royaume-Uni, req. n° 26565/05. Dans cet arrêt, la Cour européenne des droits de l’homme exige que la maladie ait atteint un stade critique, où le risque vital est imminent, pour que l’expulsion puisse être considérée comme contraire à l’article 3 C.E.D.H. Pour une critique de ce seuil de gravité élevé, voy. l’opinion dissidente de l’arrêt N. commune aux juges Tulkens, Bonello et Spielmann ; l’opinion partiellement concordante avec l’arrêt Yoh-Ekale Mwanje des juges Tulkens, Jočienė, Popović, Karakaş, Raimondi et Pinto de Albuquerque ; F. JULIEN-LAFERRIERE, « L'éloignement des étrangers malades: faut-il préférer les réalités budgétaires aux préoccupations humanitaires? », Rev. Trim. D.H., 2009, p. 263 ; P. MARTENS, « Le juge repentant », J.L.M.B., 2012, p. 546.

[2] Art. 9ter, § 1er, de la loi du 15 décembre 1980 : « l'étranger qui séjourne en Belgique […] qui souffre d'une maladie telle qu'elle entraîne un risque réel pour sa vie ou son intégrité physique ou un risque réel de traitement inhumain ou dégradant lorsqu'il n'existe aucun traitement adéquat dans son pays d'origine ou dans le pays où il séjourne » (notre emphase).

[4] Ibid.

[5] Art. 53 C.E.D.H. : « Aucune des dispositions de la présente Convention ne sera interprétée comme limitant ou portant atteinte aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales qui pourraient être reconnus conformément aux lois de toute Partie contractante ou à toute autre Convention à laquelle cette Partie contractante est partie ».

[6] C.C.E. (Assemblée générale), 12 décembre 2014, n° 135.035, § 2.3.4. ; n° 135.038, § 3.3.5. ; n° 135.039, § 2.6.

[7] C.C.E. (Assemblée générale), 12 décembre 2014, n° 135.037, § 3.4.

[8] C.C.E. (Assemblée générale), 12 décembre 2014, n° 135.041, § 4.4.

[9] Sur ce changement de pratique de l’Office des étrangers, voy. Kruispunt Migratie-Integratie, « Raad van State verdeeld over draagwijdte artikel 9ter Verblijfswet », Nieuws, décembre 2013. 

[10] Cour eur. D.H., 20 décembre 2011, Yoh-Ekale Mwanje c. Belgique, req. n° 10486/10 ; Cour eur. D.H., 27 février 2014, S.J. c. Belgique, req. n° 70055/10.

[11] Pour davantage de détails sur ce point, voy. L. LEBOEUF, « Droit à un recours effectif et séjour médical. Le statu quo », Newsletter EDEM, mars 2014.

[12] Cour eur. D.H., 26 février 2015, M.T. c. Suède, req. n° 1412/12, § 58. La Cour se réfère à l’arrêt D. c. Royaume-Uni plutôt qu’à l’arrêt N., sans en tirer de conséquences particulières quant au stade critique qu’une maladie grave doit atteindre pour que le renvoi soit contraire à l’article 3 C.E.D.H.

[13] C.J.U.E., 18 décembre 2014, M’Bodj, aff. C-542/13, EU:C:2014:2452 ; C.J.U.E., 18 décembre 2014, Abdida, aff. C 562/13, EU:C:2014:2453. Sur ces arrêts, voy. N. KLAUSSER, « Étrangers malades et droit de l’Union européenne : entre accroissement et restriction des garanties juridiques », Lettre ADL du CREDOF, janvier 2015 ; J. PETIN, « Précisions jurisprudentielles sur la protection des étrangers dans le droit de l’Union : un acte manqué ? », GDR-ELSJ, 5 janvier 2015 ; L. TSOURDI, « Le régime belge de la régularisation médicale face au juge de l’Union européenne », Newsletter EDEM, novembre-décembre 2014.

[14] Art. 6 de la directive qualification : « Les acteurs des persécutions ou des atteintes graves peuvent être: a) l’État ; b) des partis ou organisations qui contrôlent l’État ou une partie importante du territoire de celui-ci ; c) des acteurs non étatiques, s’il peut être démontré que les acteurs visés aux points a) et b), y compris les organisations internationales, ne peuvent pas ou ne veulent pas accorder une protection contre les persécutions ou les atteintes graves […] ». Dans le même sens, voy. C.C.E., 2 décembre 2014, n° 134.477 ; T. MAHESHE, « Le risque de contamination par le virus Ebola ne donne pas lieu au constat d’un besoin de protection internationale », Newsletter EDEM, janvier 2015.

[15] C.J.U.E., Abdida, op. cit., § 39.

[16] Ibid., § 48.

[17] Ibid., § 45.

[18] Ibid., § 58 ; art. 14 de la directive retour.

[20] C.E., 28 novembre 2013, n° 225.632. Sur cet arrêt, voy. L. LEBOEUF, « Le séjour médical (9ter) offre une protection plus étendue que l’article 3 C.E.D.H. », Newsletter EDEM, décembre 2013.

[21] C.E., 19 novembre 2013, n° 225.523, obs. G. AUSSEMS et M.-B. HIERNAUX, « Article 9ter et risque vital : l'interprétation schizophrénique du Conseil d'Etat », R.D.E., 2013, p. 622.

[22] C.E., 16 octobre 2014, n° 228.778, obs. K. DE HAES, « La Schizophrénie n’est pas sans traitement adéquat », J.T., 2014, p. 761 ; Kruispunt Migratie-Integratie, « Raad van State unaniem: artikel 9ter Verblijfswet is een nationale norm die ruimer is dan Europese normen », Nieuws, 29 octobre 2014.

Publié le 13 juin 2017