C.C.E., 30 avril 2013, n°102.258

Louvain-La-Neuve

L’examen de crédibilité ne peut occulter l’évaluation du risque objectif de persécution.

Le Conseil du contentieux des étrangers annule la décision de rejet d’une demande d’asile adoptée à l’encontre d’une ressortissante guinéenne prétendument victime d’un mariage forcé. L’examen de crédibilité du récit à l’origine de la demande d’asile a occulté l’évaluation du risque objectif de subir un mariage forcé, lequel devait être réalisé en tenant compte du profil de la requérante mère célibataire d’un enfant né hors mariage.

Art. 57/7bis de la loi du 15 décembre 1980 – Art. 4, § 4, de la directive qualification – Persécution passée – Mariage forcé – Crédibilité – Mère célibataire d’un enfant né en Belgique (annulation et renvoi au C.G.R.A.)

A. Arrêt

L’arrêt commenté concerne une ressortissante guinéenne qui se prétend victime d’un mariage forcé. Elle raconte que son père, converti au wahhabisme, l’a mariée de force à une de ses connaissances, raison pour laquelle elle sollicite l’asile en Belgique. Elle indique également être célibataire et mère d’un enfant né en Belgique.

Le Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides (C.G.R.A.) pointe les méconnaissances de la requérante, qui ignore notamment les préceptes du wahhabisme et s’avère incapable de décrire avec précision l’apparence physique de son mari. Le C.G.R.A. estime que ces méconnaissances sont de nature à mettre en doute la crédibilité de son récit, et rejette sa demande d’asile.

Devant le Conseil du contentieux des étrangers (C.C.E.), la requérante dépose divers rapports relatifs à la situation en Guinée, dont un concernant les difficultés auxquelles les mères célibataires sont confrontées. Elle reproche au C.G.R.A. de s’être concentré sur l’évaluation de la crédibilité de son récit, relatif à une persécution passée, au mépris de la prise en considération de sa situation de mère célibataire, à l’origine du risque futur de subir une persécution.

Après avoir accepté de tenir compte de ces rapports au titre d’éléments nouveaux étayant les critiques formulées dans la requête, le C.C.E. abonde dans le sens de la requérante. Il reproche au C.G.R.A. de n’avoir « effectué aucune investigation »[1] sur la situation des mères célibataires en Guinée. Puisque les informations générales contenues dans un des rapports lui paraissent « prima facie suffisantes pour justifier que les spécificités de la situation d’une "mère célibataire" […] soient examinées »[2], l’affaire est renvoyée au C.G.R.A.

B. Éclairage

Évaluer la crédibilité du récit d’un demandeur d’asile s’avère très souvent essentiel pour établir la crainte fondée de persécution parce que ce récit permet d’établir le profil individuel du demandeur, d’une part, et de déterminer s’il a été victime de persécution par le passé[3], d’autre part.

Dans l’arrêt commenté, le C.C.E. souligne qu’un élément du profil individuel de la requérante, à savoir sa qualité de mère célibataire, ne repose pas sur son récit. Cet élément, dont la réalité objective n’est pas contestée, ne peut être ignoré au motif que le récit de la requérante relatif à la survenance d’une persécution passée n’est pas crédible.

Ce faisant, le C.C.E. réaffirme le principe selon lequel l’analyse de crédibilité d’un demandeur d’asile ne dispense pas de s’interroger sur le risque objectif de persécution. Il se situe en droite ligne de sa jurisprudence constante selon laquelle : « Si l’examen de crédibilité auquel il est habituellement procédé constitue, en règle, une étape nécessaire pour répondre à cette question, il faut éviter que cette étape n’occulte la question en elle-même. Dans les cas où un doute existe sur la réalité de certains faits ou la sincérité du demandeur, l’énoncé de ce doute ne dispense pas de s’interroger in fine sur l’existence d’une crainte d’être persécuté qui pourrait être établie à suffisance, nonobstant ce doute, par les éléments de la cause qui sont, par ailleurs, tenus pour certains »[4].

Cette jurisprudence du C.C.E. répond aux exigences de la Cour européenne des droits de l’homme sous l’angle du droit à un recours effectif en cas de grief défendable tiré de l’article 3 CEDH. Dans l’arrêt Singh, la Cour avait condamné la Belgique parce que « l’examen du risque objectif d’une violation de l’article 3 CEDH a été occulté […] par l’examen de la crédibilité des requérants et les doutes quant à la sincérité de leurs déclarations »[5]. Le C.C.E. respecte d’autant plus cette jurisprudence, qui exige un examen ex nunc du risque de violation de l’article 3 C.E.D.H. en cas de renvoi[6], qu’il prend en considération les documents déposés par la requérante au stade du recours.

Dans l’arrêt commenté, le C.C.E. invite le C.G.R.A. à la vigilance lorsqu’il rejette une demande d’asile reposant sur un récit non crédible. Compte tenu du profil vulnérable de la requérante, l’invraisemblance des persécutions subies par le passé ne dispense pas de s’interroger sur la probabilité qu’elle en subisse dans le futur.

L.L.

C. Pour en savoir plus

Pour consulter l’arrêt : C.C.E., 30 avril 2013, n° 102.258.

Pour citer cette note : L. Leboeuf, « L’examen de crédibilité ne peut occulter l’évaluation du risque objectif de persécution », Newsletter EDEM, mai 2013.


[2] Ibid.

[3] Si le demandeur d’asile a été victime par le passé d’une persécution, ou d’une menace directe de persécution, il reviendra à l’administration d’avancer des « bonnes raisons de penser » que cette persécution ne se reproduira pas (art. 57/7bis de la loi du 15 décembre 1980 ; art. 4, § 4, de la directive qualification).

[5] Cour eur. D.H., 2 octobre 2012, Singh c. Belgique, req. n°33210/11, § 100. Voy. aussi la Newsletter EDEM d’octobre 2012 et E. NERAUDAU, « La cour EDH condamne l'examen mené par les instances d'asile en Belgique sous l'angle du recours effectif », R.D.E., 2012, p. 666.

[6] Cour eur. D.H., 11 janvier 2007, Salah Sheekh c. Pays-Bas, n° 1948/04, § 136.

Publié le 20 juin 2017