C.C.E., 20 avril 2015, n° 142 683

Louvain-La-Neuve

Mariage forcé en Guinée : prise en compte du profil et du contexte particuliers.

Le C.C.E. reconnaît la qualité de réfugiée à une MENA craignant d’être soumise à un mariage forcé en Guinée, considérant que son extrême jeunesse ainsi que son profil particulier et le milieu familial duquel elle est issue justifient ses ignorances et les incohérences de son récit. Ces éléments justifient un large bénéfice du doute et requièrent une analyse extrêmement prudente.

MENA – Mariage forcé – Crédibilité – Minorité – Contexte familial – Profil particulier – Bénéfice du doute – Extrême prudence – Condition de femme guinéenne – Country of Origin Information (COI) – Reconnaissance.

A. Arrêt

La requérante est une mineure guinéenne de quatorze ans, d’appartenance ethnique peule et de religion musulmane. Elle relate avoir été soumise par son oncle paternel, nouveau mari de sa mère suite au décès de son père, à un mariage forcé et avoir quitté la Guinée après qu’il les ait frappées, elle et sa mère, en réaction à leur opposition au mariage. Elle base sa demande d’asile sur ce projet de mariage forcé.

Le C.G.R.A. prend une décision négative estimant que les propos de la requérante comportent des méconnaissances sur des points essentiels du récit, à savoir l’homme qu’elle devait épouser, les motifs pour lesquels elle devait l’épouser ainsi que les préparatifs du mariage. En ce qui concerne les documents présentés à l’appui de la demande, un premier certificat médical attestant de l’excision de la requérante et un second attestant de la présence de cicatrices et d’un traumatisme psychique, le C.G.R.A. estime qu’ils ne permettent pas de rétablir la crédibilité.

Le C.C.E. annule la décision du C.G.R.A. Il constate que les ignorances reprochées à la requérante sont explicables au vu de son jeune âge et du contexte particulier du dossier. En effet, d’une part, elle était âgée de treize ans au moment des faits et d’autre part, il ressort des informations fournies par le C.G.R.A. (C.G.R.A. – Service Cedoca, Subject Related Briefing « Guinée – Le mariage », mis à jour avril 2013, p. 17) que les victimes d’un mariage réellement forcé ne sont pas associées aux négociations et sont mises devant le fait accompli. Dès lors, le C.C.E. n’estime pas invraisemblable que la requérante ne puisse pas fournir plus de précisions, que ce soit sur son mari, les négociations ou les préparatifs du mariage[1].

En outre, le C.C.E. considère qu’une extrême prudence est de mise dans le dossier au vu du profil de la requérante, celle-ci étant extrêmement jeune, peule, excisée, issue d’un milieu pieux et respectueux des traditions, de parents peu éduqués et orpheline de père. Ces éléments conduisent le C.C.E. à conclure que le contexte de vie de la requérante est singulièrement propice aux mariages forcés[2].

Le C.C.E. constate également que s’il existe certaines lacunes dans le récit de la requérante, il y a suffisamment d’indices du bien-fondé de la crainte alléguée pour justifier que le doute lui profite, notamment eu égard à son jeune âge au moment des faits. Il note encore que l’examen d’une demande introduite par un mineur entraîne des difficultés accrues qui peuvent amener la juridiction à accorder plus largement le bénéfice du doute. Le C.C.E. en termine donc par observer que « [l]es imprécisions relevées dans l’acte attaqué, outre ce qui est développé supra à leur égard, sont à relativiser sérieusement à la lumière de ce qui précède »[3].

Partant, le C.C.E. établit que le mariage forcé auquel la requérante a échappé est constitutif d’une persécution en raison de sa condition de femme et est susceptible d’entraîner pour elle de sérieuses craintes d’être soumise à d’autres formes renouvelées de persécutions liées à cette appartenance au groupe social des femmes guinéennes en cas de retour en Guinée. La qualité de réfugiée est reconnue à la requérante[4].

B. Éclairage

Dans l’arrêt commenté, le C.C.E.

  • rappelle le principe du bénéfice du doute à accorder largement aux demandes d’asile des mineurs ;
  • prend en considération la jeunesse de la requérante et le contexte particulier du dossier pour justifier ses ignorances ;
  • tient compte du profil de la requérante et de son milieu familial propice aux mariages forcés pour motiver une extrême prudence.

Accorder un large bénéfice du doute aux mineurs lorsque certaines de leurs affirmations ne sont pas prouvées à l’évidence est un principe du H.C.R.[5] auquel le C.C.E. se réfère dans une grande majorité de ses décisions, bien qu’il ne le mentionne pas expressément dans le cas en l’espèce. En effet, la jurisprudence constante du C.C.E. renvoie à la minorité du demandeur d’asile pour justifier un niveau moins élevé d’exigence quant à l’appréciation du bien-fondé de ses craintes qui se traduit notamment par une large application du bénéfice du doute[6]. L’arrêt s’inscrit donc dans le courant jurisprudentiel, de plus en plus affiné, suivant lequel la vulnérabilité particulière du demandeur – la minorité, comme l’état psychologique – peut avoir une influence sur sa capacité à restituer son récit[7].

De plus, l’arrêt souligne l’importance du contexte dans lequel s’inscrit un dossier ainsi que d’un profil particulier de requérant et partant, l’utilisation des COI disponibles sur le pays d’origine. En l’espèce, il s’agit d’un Subject Related Briefing du Cedoca relatif au mariage en Guinée. A la lecture de celui-ci, il apparaît que les victimes d’un mariage réellement forcé ne sont pas associées aux négociations et sont mises devant le fait accompli. Lors de l’audition de la requérante, l’agent responsable du C.G.R.A. aurait dû conduire l’entretien en tenant compte de cette information et en axant ses questions sur d’autres précisions. En parallèle, une attention particulière aurait dû être portée au profil particulier de la requérante justifiant, selon le C.C.E., ses ignorances et incohérences. Ce faisant, l’arrêt commenté pointe le décalage qui existe parfois entre les attentes de l’agent du C.G.R.A. – ou du juge du C.C.E. – sur ce que les demandeurs d’asile devraient (raisonnablement) savoir et ce qu’ils savent réellement ; il s’agit d’une question de « unknown unknowns »[8].

Ce constat vaut pour l’espèce présentée mais également pour les dossiers dans lesquels il est difficile d’établir l’identité et/ou l’origine du demandeur lorsque celui-ci n’apporte pas, ou peu, de preuves documentaires. L’audition se concentre alors souvent sur des questions de contrôle ayant trait à la géographie, à des faits considérés comme marquants, aux évènements politiques récents, etc. Ce sont donc des questions fermées qui transforment les rapports d’audition en une succession de questions-réponses au caractère topographique ou politique[9]. Ces tests de connaissance posent question et sont parfois remis en cause par le C.C.E. A titre d’exemple, dans un arrêt de juin 2008[10], le C.C.E. a constaté que le C.G.R.A. n’avait pas tenu compte du profil de la requérante ni de son contexte de vie. En l’espèce, il s’agissait d’une femme ayant le profil d’une femme au foyer afghane restant principalement à la maison et s’occupant du ménage et de ses deux enfants mineurs. Il ressort de nombreux COI que, en ce qui concerne l’Afghanistan, les connaissances considérées comme élémentaires dépendent fortement de la position sociale du demandeur, son accès à l’information étant dépendant de sa place sur l’échelle sociale ainsi que de son sexe. Le C.C.E. a donc estimé que le poids à donner au fait que la requérante ne sache pas répondre aux questions politico-militaires était quasiment nul et que des questions sur la vie quotidienne, les prix, la géographie élémentaire tels que les noms des écoles et des hôpitaux des environs auraient eu beaucoup plus de poids[11].

« 2.1.5. Met betrekking tot de concrete vraagstelling en de analyse van de antwoorden die geleid hebben tot de bestreden beslissing stelt de Raad vast dat het Commissariaat-generaal onvoldoende rekening heeft gehouden met verzoeksters profiel. Zeker voor wat betreft Afghanistan hangt datgene wat beschouwd kan worden als elementaire kennis sterk af van de maatschappelijke positie van de betrokkene. Zijn/haar toegang tot informatie hangt immers af van zijn/haar plaats op de sociale ladder en in het bijzonder van zijn/haar geslacht. In casu heeft verzoekster het profiel van een Afghaanse huisvrouw die voornamelijk binnenshuis bleef om zich over het huishouden en de zorg van twee minderjarige kinderen te ontfermen. Het gewicht dat aan het onvermogen m te antwoorden op militair-politieke vragen kan worden is bijgevolg quasi nihil. Vragen over het dagelijkse leven, prijzen, elementaire geografie zoals namen van scholen en ziekenhuizen in de buurt, wegen des te meer door. Zowel de vraagstelling, als de interpretatie van de antwoorden op de kennisvragen zouden derhalve moeten aangepast zijn aan het profiel van de verzoeker. » (notre emphase)

À cet égard, le H.C.R. a déjà recommandé aux instances d’asile de prendre davantage en compte les contexte et profil particuliers[12].

« L’audition se concentre trop souvent sur des questions de contrôle ayant trait à la géographie, à des faits considérés comme marquants, aux évènements politiques récents, etc. Ces données ne correspondent cependant pas toujours à la réalité connue par les demandeurs d’asile, surtout par des personnes illettrées ou qui ont un niveau d’éducation bas, des personnes ayant un profil vulnérable ou provenant d’une région en conflit. »

Il semble que cette recommandation puisse être étendue à d’autres hypothèses, telle que celle de l’espèce commentée. L’accent doit donc être mis sur l’importance des COI, tant quant à la question des exigences qu’elles doivent satisfaire pour être utilisées dans les procédures d’asile, ce sur quoi la littérature s’est déjà largement étendue[13], que sur la manière dont elles doivent être utilisées.

Eu égard au COI référencé in casu, à l’instar du C.B.A.R.[14], le C.C.E. a constaté que sa rédaction posait certaines questions relatives aux règles méthodologiques applicables en matière d’usage des COI[15]. Le C.C.E. a aussi récemment remis en cause les rapports réalisés par le Cedoca dans une jurisprudence sur les MGF à Djibouti[16].

Outre les questions mêmes posées aux demandeurs de protection, l’arrêt commenté soulève également des interrogations sur la manière dont sont menés les entretiens des MENA, et plus largement des mineurs, par les instances d’asile compétentes, et par conséquent, les garanties procédurales qui doivent leur être accordées. Les dispositions légales applicables doivent être rappelées. Au niveau européen, la directive procédures refondue prévoit d’une part que les personnes chargées de mener l’entretien doivent être compétentes pour tenir compte de la situation personnelle et générale dans laquelle s’inscrit la demande, notamment l’origine culturelle, le genre ou l’orientation sexuelle, l’identité de genre ou la vulnérabilité du demandeur, et d’autre part que les entretiens avec les mineurs soient menés d’une manière adaptée aux enfants[17]. Au niveau national, les arrêtés royaux du 11 juillet 2003 établissent que les agents de l’O.E. et du C.G.R.A. doivent prendre en compte les circonstances spécifiques qui concernent le demandeur d’asile, et notamment son appartenance à un groupe vulnérable et qu’ils doivent également recevoir, entre autres, une formation relative à l’audition des demandeurs d’asile et à la communication interculturelle ainsi qu’une information de base sur les besoins spécifiques des groupes vulnérables[18]. Il ressort largement des textes, tant européens que nationaux, que les mineurs et les MENA appartiennent à une catégorie de personnes vulnérables et que l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale lors des entretiens individuels, et au cours de la procédure d’asile dans son ensemble.

Reste à regretter que le C.C.E. n’ait pas évoqué, dans sa décision, le poids en terme de preuve, et de facto de crédibilité, à accorder aux certificats médicaux, attestant de l’excision de la requérante et de la présence de cicatrices et d’un traumatisme psychique de celle-ci, estimé par le C.G.R.A. comme ne permettant pas de rétablir sa crédibilité[19].

H.G.

C. Pour en savoir plus

Lire l’arrêt

C.C.E., 20 avril 2015, n° 143 683.

Jurisprudence

C.C.E., 26 juin 2008, n° 13 157.

Doctrine

- H. Gribomont, « Risque d’excision d’une mineure d’âge : bénéfice du doute et éléments objectifs », Newsletter EDEM, mars 2015, pp. 8-12 ;

- CBAR, « L’asile et la protection de la vulnérabilité – Prise en considération de la minorité et du traumatise dans la procédure d’asile belge », décembre 2014 ;

- G. Westerveen, « ‘Country of origin information’ en geloofwaardigheid », septembre 2009, pp. 4-5.

Sur les certificats médicaux

- S. Sarolea (dir.), S. Datoussaid et H. Gribomont, La réception du droit européen de l’asile en droit belge : la directive procédures, Louvain-la-Neuve, CeDIE, 2014, pp. 109-118 ;

- S. Datoussaid, « Crédibilité, force probante des certificats médicaux et renversement de la charge de la preuve », Newsletter EDEM, septembre 2014 ;

- S. Sarolea, « Le renvoi d’un demandeur d’asile sri lankais portant des cicatrices compatibles avec la torture relatée entraîne une violation de l’article 3 », Newsletter EDEM, septembre 2013 ;

- M. Lys, « L’absence de crédibilité d’un demandeur d’asile ne peut occulter la prise en compte cumulée d’un certificat médical et de facteurs relatifs à la situation sécuritaire générale d’un pays dans l’évaluation du risque de mauvais traitements en cas de retour », Newsletter EDEM, septembre 2013 ;

- S. Saroléa, « La prise en compte des attestations psychologiques », Newsletter EDEM, juin 2013 ;

- L. Leboeuf, « Les documents officiels produits par un demandeur d’asile ne peuvent être hâtivement considérés comme non authentiques », Newsletter EDEM, avril 2013.

Pour citer cette note : H. GRIBOMONT, « Mariage forcé en Guinée : prise en compte du profil et du contexte particuliers », Newsletter EDEM, mai 2015.


[1] C.C.E., 20 avril 2015, n° 142 983, pt 4.4.1.

[2] C.C.E., 20 avril 2015, n° 142 983, pt 4.4.3.

[3] C.C.E., 20 avril 2015, n° 142 983, pt 4.4.4.

[4] C.C.E., 20 avril 2015, n° 142 983, pts 4.5. et 4.7.

[6] Voy. p.e. : C.C.E., 27 mai 2008, n° 11 831, pt 4.3 ; 25 octobre 2011, n° 69 096, pt 5 ;  21 décembre 2012, n° 94 315, pt 5.3.3 ; 13 janvier 2014, n° 116 779, pt 5.6. A contrario, voy. : C.C.E., 21 décembre 2012, n° 94 389, pt 6.2.2.3.

[7] CBAR, « L’asile et la protection de la vulnérabilité – Prise en considération de la minorité et du traumatise dans la procédure d’asile belge », décembre 2014.

[8] G. Westerveen, « ‘Country of origin information’ en geloofwaardigheid », septembre 2009, pp. 4-5.

[9] G. Westerveen, « ‘Country of origin information’ en geloofwaardigheid », septembre 2009, pp. 4-5.

[10] C.C.E., 26 juin 2008, n° 13 157. Voy. aussi : C.C.E., 18 septembre 2008, n° 16 056, pt 3.1.5.

[11] T. Wibault, « Comment établir les faits nécessaires à l’évolution d’une demande d’asile ? Observations sur les modes d’instruction », R.D.E., 2008, n° 150, p. 467.

[12] H.C.R. en collaboration avec le CBAR, « Audition du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés par la Commission de l’Intérieur et des Affaires administratives du Sénat de Belgique au sujet de l’évaluation de la nouvelle procédure d’asile, Bruxelles, 24 mars 2009, pp. 6-7.

[14] CBAR, «Analyse des Subject Related Briefing sur les mutilations génitales féminines (MGF) et le mariage en Guinée », octobre 2012. Voy. la réponse du C.G.R.A.                 

[15] Voy. p.e. :  C.C.E., 31 mai 2013, n° 104 079, pt 4.7 ; 12 décembre 2012, n° 93 352, pt 5.7 ; 30 novembre 2012, n° 92 595, pt 3.4 ; 25 janvier 2013, n° 104 130, pts 4.4-4.5 ; 2 mai 2013, n° 102 270, pt 5.2.

[16] C.C.E., 28 novembre 2014, n° 134 238, pt 7.4.

[17] Article 15, § 3, a) et e), de la directive 2013/32 du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale (refonte), J.O., L 180, du 29 juin 2013, p. 60.

[18] Articles 11 et 13 de l’Arrêté royal du 11 juillet 2003 fixant certains éléments de la procédure à suivre par le service de l’Office des étrangers chargé de l’examen des demandes d’asile sur la base de la loi du 15 décembre 1980 sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers, M.B., 27 janvier 2004, p. 4645 ; articles 3 et 4 de l’Arrêté royal du 11 juillet 2003 fixant la procédure devant le Commissariat général aux Refugiés et aux Apatrides ainsi que son fonctionnement, M.B., 27 janvier 2004, p. 4623.

[19] Voy. : S. Saroléa (dir.), S. Datoussaid et H. Gribomont, La réception du droit européen de l’asile en droit belge : la directive procédures, Louvain-la-Neuve, CeDIE, 2014, pp. 109-118.

Publié le 13 juin 2017