C.E., 8 août 2014, n° 10.700

Louvain-La-Neuve

Crédibilité, force probante des certificats médicaux et renversement de la charge de la preuve.

Le Conseil d’État rejette un pourvoi interjeté à l’encontre d’une décision de refus de statut de réfugié du C.C.E. pour défaut de crédibilité, malgré le dépôt de certificats médicaux.

Rejet d’un pourvoi en cassation administrative – Défaut de crédibilité  Certificats médicaux Renversement de la charge de la preuve.

A. Arrêt

La requérante, de nationalité guinéenne, introduit une demande d’asile en Belgique au mois de décembre 2009. À l’appui de sa demande, elle invoque plusieurs éléments : un mariage forcé, des violences sexuelles, une excision pratiquée lorsqu’elle avait onze ans, les conséquences physiques et psychologiques qui en découlent et l’absence de traitement de ces conséquences en Guinée, un risque de réexcision, et les risques liés à son occidentalisation ainsi que le fait qu’elle a donné naissance en Belgique à un enfant hors mariage.

Dès son arrivée en Belgique, elle fait l’objet d’un suivi médical en raison de problèmes d’ordre  physique et psychologique.

De nombreux certificats médicaux attestent, outre les séquelles physiques, d’un état dépressif sévère, d’une profonde détresse, et d’un risque sérieux de passage à l’acte suicidaire, syndrome post-traumatique en lien causal avec les violences sexuelles et les mauvais traitements subis ainsi qu’avec le risque de réexcision.

Le Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides (ci-après « C.G.R.A. ») prend une décision de refus de reconnaissance de la qualité de réfugiée et d’octroi de la protection subsidiaire pour défaut de crédibilité du récit. Cette décision sera annulée par le C.C.E. qui sollicite une analyse des documents médicaux, ainsi qu’une note actualisée concernant les pratiques d’excision en Guinée. Le C.G.R.A. réexamine par conséquent le dossier sans pour autant entendre la requérante.

Une nouvelle décision de refus de reconnaissance de la qualité de réfugiée est prise par la suite par le C.G.R.A. et un recours de plein contentieux introduit à son encontre devant le C.C.E.

L’arrêt rendu par une chambre à trois juges refuse l’octroi de la qualité de réfugié et le statut de la protection subsidiaire.

Le C.C.E. ne conteste pas la véracité des séquelles physiques mais estime que rien ne permet de considérer que ces séquelles sont le fruit des maltraitances décrites. Il conteste donc le lien de causalité entre les séquelles et les maltraitances décrites. En outre, il admet les souffrances psychologiques de la requérante mais estime qu’elles ne prouvent pas les persécutions passées pour trois raisons :

  • premièrement, l’exil est facteur de stress ; le stress peut dès lors trouver sa source dans le vécu postérieur au départ du pays ;
  • deuxièmement, les spécialistes consultés pour établir la réalité des séquelles ne sont pas les garants de la véracité des faits qui auraient aboutis à ces séquelles, à défaut d’en avoir été les témoins directs ;
  • troisièmement, ces spécialistes mettent en place une relation de confiance avec leur patient qui exclut qu’ils puissent exercer un regard critique sur la véracité du récit.

La requérante introduit dès lors un pourvoi à l’encontre de cet arrêt devant le Conseil d’État.

À l’appui de son pourvoi, la requérante reproche au jugement du C.C.E. d’avoir contesté le lien causal entre les séquelles et les maltraitances décrites sans remettre en cause la véracité des souffrances psychologiques attestées par les certificats médicaux.

Elle estime que le C.C.E. méconnaît ainsi la foi due aux certificats médicaux rédigés par un médecin psychiatre et les attestations psychologiques rédigées par des professionnels de la santé, et qu’il émet une appréciation non autorisée sur les écrits de spécialistes sans pour autant disposer de l'expertise requise pour ce faire. Elle ajoute que la position adoptée par le juge administratif revient à dénier toute force probante au dossier médical, sans avoir la légitimité de le faire et sans avoir utilisé les moyens procéduraux permettant le cas échéant de contrer leur force probante, c’est-à-dire un renvoi au C.G.R.A.

En outre, elle reproche au C.C.E. de n’avoir nullement pris en compte, dans son appréciation du risque de ré-excision, le fait que son excision était partielle, son contact avec la civilisation occidentale ni même le fait d'avoir mis au monde un enfant illégitime.

Enfin, elle reproche à l’arrêt attaqué de contenir un défaut de motivation adéquate et une violation de la foi due aux actes en ce qui concerne les conséquences permanentes de l'excision subie antérieurement.

En résumé, elle soutient que l’arrêt attaqué est contradictoire en ce qu’il conteste de manière générale l’aptitude des certificats médicaux à établir un lien de causalité, tout en reprochant dans le dossier de l'espèce qu'aucun certificat médical ne vienne établir un tel lien de causalité, violant ainsi la foi due aux actes et l'obligation de motivation adéquat.

En l’espèce, le Conseil d’État relève que le C.C.E. « ne conteste pas l’analyse qui figure dans les certificats médicaux et les rapports psychologiques produits par la requérante ni n’attribue un contenu erroné à ses actes, mais estime, d’une part, que rien ne permet de suspecter que les souffrances psychologiques y décrites seraient effectivement le fruit des maltraitances alléguées par la requérante, les déclarations de la requérante n'ayant pas la crédibilité suffisante pour y suppléer, et, d’autre part, que ces certificats et rapports ne prouvent pas un risque de persécution future ».

Par ailleurs, il estime que le C.C.E. « apprécie souverainement la force probante de documents auxquels la loi n’attache aucune valeur probante et il peut, sans nécessairement contredire le contenu des documents produits devant lui, estimer que ces derniers ne suffisent pas à le convaincre de la réalité des craintes d’un demandeur d’asile ou du risque qu’il encourrait en cas de retour dans son pays d’origine. En outre, un document d’ordre médical a pour vocation de constater un état de fait ou des séquelles, sans que l’auteur du document, médecin, psychologue ou psychiatre, ne puisse établir avec certitude l’origine ou la cause exacte de troubles ou de séquelles psychologiques ».

Le Conseil rejette dès lors le pourvoi.

B. Éclairage

Cet arrêt est contestable en ce qu’il ne tient pas compte de la jurisprudence européenne sur la force probante des certificats médicaux et le renversement de la charge de la preuve qui s’opère dans ce cas.

Le juge arrête son analyse, une nouvelle fois, au manque de crédibilité du récit de la requérante alors même que sont versés au dossier administratif de nombreux certificats médicaux attestant de séquelles physiques et psychologiques dont il y a lieu de croire qu’elles sont en lien avec les mauvais traitements invoqués à l’appui de la demande. En effet, de manière fréquente, le C.C.E. écarte des certificats médicaux déposés lorsque les déclarations d’un demandeur d’asile sont jugées non crédibles.[1].

Dans son arrêt R.C. c. Suède du 9 mars 2010, la Cour eur. D.H. nous enseigne que les incertitudes du récit du demandeur d’asile ne sont pas en soi suffisantes à ruiner la crédibilité générale de ce dernier, au vu du certificat médical déposé attestant que les importantes traces de blessures du requérant pouvaient être causées par un mauvais traitement ou de la torture. Dans cette affaire, la Cour eur. D.H. avait jugé que « la conclusion du médecin consulté selon laquelle les blessures observées peuvent dans une large mesure avoir été infligées dans le contexte décrit par le requérant est une indication suffisante qu’il a été victime de tortures »[2].

Dans l’arrêt Mo.M. c. France du 18 avril 2013, la Cour eur. D.H. souligne l’importance des certificats médicaux dans le cadre de la procédure d’asile : « Les certificats médicaux produits attestent de la présence de nombreuses cicatrices sur tout le corps du requérant. Si, parmi ces cicatrices, certaines résultent de traitements traditionnels par incisions superficielles, les médecins s’accordent pour attribuer toutes les autres à des actes de torture. En particulier, le docteur H.J., qui possède une expérience décennale sur les questions tchadiennes, affirme que les stigmates présentés par le requérant correspondent aux suites habituellement observées dans les types de torture allégués et sont, en conséquence, cohérents avec le récit de ce dernier. La Cour considère ainsi qu’elle dispose d’éléments suffisants pour rendre vraisemblables les tortures dénoncées par le requérant »[3].

En outre, dans son arrêt I c. Suède du 5 septembre 2013, la Cour eur. D.H. juge également que l’absence de crédibilité des déclarations d’un demandeur d’asile ne peut occulter l’examen du risque de violation de l’article 3 CEDH en cas de retour lorsque figure au dossier un certificat médical faisant état de cicatrices importantes pouvant résulter d’actes de torture. La combinaison des facteurs que sont ce certificat médical, la situation générale d’insécurité prévalant en Tchétchénie et les arrestations fréquentes des demandeurs d’asile déboutés revenant en Russie, conduit la Cour à juger contraire à l’article 3 CEDH une expulsion des demandeurs d’asile concernés vers la Russie, malgré l’absence de crédibilité de leurs déclarations.

Dans son arrêt  R.J. c. France du 19 septembre 2013, la Cour eur. D.H. va encore plus loin en disant que, même s’il n’est pas crédible que les actes de torture subis par le requérant l’aient été dans le contexte qu’il décrit et qu’ils ne corroborent pas son récit, la combinaison de ces actes de tortures avec d’autres autres facteurs qu’elle relève, un renvoi du demandeur en Russie constituerait une violation de l’article 3 CEDH, et ce même sans avoir d’idée claire du contexte dans lequel le requérant a subi ces actes de torture.

Il se déduit de cette jurisprudence que l’existence d’un certificat médical a bien pour effet de renverser la charge de la preuve en matière d’asile. S’il incombe au demandeur d’asile de prouver le risque de persécution et d’établir la vraisemblance de son récit[4], il bénéficie d’une présomption en ce sens dès lors qu’il produit un certificat médical établissant des traces physiques ou des séquelles psychologiques de persécutions passées. Il incombe alors aux autorités de renverser cette présomption de manière sérieuse, le cas échéant en faisant appel à un expert ou en démontrant que la réalité du risque passé ne permet pas de conclure à l’actualité du risque.

Par conséquent, une nouvelle fois, la présente contribution  invite le juge à ne pas arrêter son analyse au stade de la crédibilité[5] et à tenir compte de la jurisprudence européenne précitée[6].

D’ailleurs, dans d’autres affaires, le C.C.E. a déjà adopté le principe d’un renversement de la charge de la preuve et conclut qu’il appartient aux autorités en charge de l’examen de la demande d’asile de mandater un expert si elles entendent contester les conclusions du thérapeute ou du médecin du demandeur d’asile[7].

S.D.

C. Pour en savoir plus

Pour consulter l’ordonnance : C.E., 8 août 2014, n° 10.700.

Jurisprudence :

C.C.E., 21 mars 2013, n° 99380.

Cour eur. D.H., 18 avril 2013, Mo. M. c. France, req. n° 18372/10.

Cour eur. D.H., 19 septembre 2013, R.J. c. France, req. n° 10466/11.

Cour eur. D.H.,  9 mars 2010, R.C. c/ Suède, req. n° 41827/07.

Cour eur. D.H., 5 septembre 2013, I. c. Suède, req. n° 61204/09.

Doctrine :

S. SAROLEA, « Le partage de la charge de la preuve en matière d’asile », Newsletter EDEM, août 2014.

S. SAROLEA, « Le renvoi d’un demandeur d’asile sri lankais portant des cicatrices compatibles avec la torture relatée entraîne une violation de l’article 3 », Newsletter EDEM, septembre 2013.

S. SAROLEA, « La prise en compte des attestations psychologiques », Newsletter EDEM, juin 2013.

M. LYS, « L’absence de crédibilité d’un demandeur d’asile ne peut occulter la prise en compte cumulée d’un certificat médical et de facteurs relatifs à la situation sécuritaire générale d’un pays dans l’évaluation du risque de mauvais traitements en cas de retour », Newsletter EDEM, septembre 2013.

E. NERAUDAU, «  L’analyse de la crédibilité des faits, une étape nécessaire mais pas suffisante de l’examen de la demande d’asile, d’autant plus en cas de vulnérabilité », Newsletter EDEM, janvier 2013.

Pour citer cette note : S. DATOUSSAID, « Crédibilité, force probante des certificats médicaux et renversement de la charge de la preuve » Newsletter EDEM, septembre 2014.


[1] Voy. S. SAROLEA, « Le renvoi d’un demandeur d’asile sri lankais portant des cicatrices compatibles avec la torture relatée entraîne une violation de l’article 3 », Newsletter EDEM, septembre 2013.

[2] Cour eur. D.H.,  9 mars 2010, R.C. c. Suède, req. n° 41827/07.

[3] Cour eur. D.H., 18 avril 2013, Mo. M. c. France, req. n° 18372/10, § 40.

[4] Voy. S. SAROLEA, « Le partage de la charge de la preuve en matière d’asile », Newsletter EDEM, aout 2014.

[5] Voy. E. NERAUDAU, « L’analyse de la crédibilité des faits, une étape nécessaire mais pas suffisante de l’examen de la demande d’asile, d’autant plus en cas de vulnérabilité », Newsletter EDEM, janvier 2013.

[6] Voy. S. SAROLEA, « Le renvoi d’un demandeur d’asile sri lankais portant des cicatrices compatibles avec la torture relatée entraîne une violation de l’article 3 », Newsletter EDEM, septembre 2013.

[7] S. SAROLEA, « La prise en compte des attestations psychologiques », Newsletter EDEM, juin 2013 ; C.C.E., 21 mars 2013, n° 99380.

Publié le 14 juin 2017