C.C.E., 27 avril 2017, n° 185950

Louvain-La-Neuve

Exigence de motivation formelle des décisions de transfert Dublin et intérêt à agir du demandeur après exécution du transfert.

Par un arrêt du 27 avril 2017, le Conseil du contentieux des étrangers (ci-après « CCE ») annule une décision de refus de séjour et l’ordre de quitter le territoire (transfert Dublin), notifiés le 30 juin 2016. La motivation des décisions contestées, prises en application du Règlement Dublin III en raison d’un visa délivré par les autorités néerlandaises, ne rencontre aucunement les arguments invoqués par le requérant dans les courriers électroniques antérieurs. Le requérant de nationalité géorgienne faisait état, par le biais de son conseil, des liens entre sa demande d’asile et celles de sa sœur et de son beau-frère examinées par les autorités belges, ainsi que de leur situation familiale difficile. Le CCE retient que l’Office des Etrangers (ci-après « OE ») n’a pas suffisamment et adéquatement motivé sa décision au regard des circonstances de l’espèce. Cet arrêt intervient alors que la demande de suspension en extrême urgence du requérant privé de liberté a été rejetée, par un arrêt du CCE du 7 juillet 2016, et alors que le transfert Dublin a été effectué vers les Pays-Bas.

Règlement n°604/2013 dit « Dublin III » (RD III) – Articles 12 § 4 al 1er,  17 § 1 et 29 § 3 RD III – Obligation de motivation formelle des décisions par l’autorité administrative – Arguments invoqués par le requérant antérieurement à la décision de transfert Dublin – Motivation insuffisante au regard des circonstances de la cause (annulation) – Etat belge en charge de la reprise du demandeur après exécution du transfert.

A. Arrêt

Le requérant, ressortissant géorgien, indique être arrivé en Belgique le 15 décembre 2015. Il a introduit une demande d’asile le 11 janvier 2016. L’OE enregistre sa demande d’asile le 21 janvier 2016. Toutefois, titulaire d’un visa en cours de validité délivré par les autorités néerlandaises, l’OE place le requérant sous procédure Dublin. Le 29 janvier 2016, le conseil du requérant adresse à l’OE par courrier électronique une demande de prise en charge de sa demande d’asile, sa sœur est en cours de procédure en Belgique et leurs craintes sont liées (articles 11, 16 et 17 du Règlement Dublin III). Le 17 février 2017, un rappel est adressé à l’OE. Le 23 mars 2016, le conseil du requérant transmet un complément d’information faisant état de la situation très difficile de la sœur et de leurs liens de dépendance. Le 20 avril 2016, les autorités néerlandaises acceptent la demande de reprise en charge. Les 7 et 21 avril 2016, le conseil du requérant transmet des rappels à l’OE.

Le 30 juin 2016, le requérant se présente volontairement à l’OE qui lui notifie les décisions de refus de séjour avec ordre de quitter le territoire et le prive de liberté (maintien dans un lieu déterminé). Par requête du 6 juillet 2016, le requérant demande au CCE la suspension, selon la procédure d’extrême urgence, de l’exécution des décisions prises à son encontre. Par un arrêt du 7 juillet 2016, le CCE estime prima facie que le requérant ne démontre pas de moyens sérieux permettant la suspension d’extrême urgence. Sur la motivation de la décision, le CCE juge que l’OE a « répondu aux principaux éléments soulevés dans les courriels adressés par le conseil du requérant (…) -soit le lien allégué entre les faits à l’origine de la demande d’asile du requérant et ceux à l’appui de celle envisagée, à l’époque, par sa sœur et son beau-frère-, en constatant que leur demande de protection internationale a été refusée ». Il conclut que l’OE a suffisamment motivé son refus de voir les demandes d’asile conjointement examinées en Belgique. Le transfert Dublin du requérant est exécuté vers les Pays-Bas.

Par un arrêt du 27 avril 2017, le CCE statue sur le recours au fond et conclut que les décisions contestées du 30 juin 2016 ne remplissent pas les exigences attendues en matière de motivation formelle incombant à l’autorité administrative.

Pour le CCE, la motivation des décisions contestées, prises en application du Règlement Dublin III, ne rencontre pas les arguments invoqués par le requérant. Il relève que, par des courriers électroniques  de son conseil transmis avant les décisions contestées, le requérant a invoqué les liens entre sa demande d’asile et celle de sa sœur, ainsi que de sa situation familiale difficile, pour demander un examen conjoint des demandes par la Belgique. Le CCE retient que l’OE n’a pas suffisamment et adéquatement motivé sa décision au regard des circonstances de la cause, en renvoyant principalement au rejet des demandes d’asile de la sœur et du beau-frère.

D’abord, il écarte le moyen d’irrecevabilité de l’OE tenant au défaut d’intérêt à agir du fait de l’exécution du transfert Dublin. Il retient la position de la partie requérante invoquant l’article 29 § 3 du RD III qui prévoit qu’en cas d’annulation après transfert, l’Etat requérant est responsable des coûts du retour du demandeur d’asile. Ensuite, « en vertu du principe de légalité », il écarte la tentative de l’OE de régulariser a posteriori le défaut de motivation dans sa note d’observations. Il rappelle, en outre, que l’examen mené lors d’un recours en suspension en extrême urgence est un examen prima facie. Aussi, il juge « au terme d’un examen plus approfondi » que l’OE n’a pas tenu compte et répondu à tous les éléments portés à sa connaissance : l’OE n’a pas expressément répondu à l’argument selon lequel sa demande d’asile aurait un lien étroit avec celle de sa sœur et de son beau-frère justifiant un examen conjoint. Il précise, à titre surabondant, que les rejets de leurs demandes d’asile ont été annulés par le CCE le 23 août 2016. Les décisions contestées du 30 juin 2016 sont annulées.

Cet arrêt intervient alors que l’intéressé a été transféré effectivement vers les Pays-Bas.

B. Éclairage

Le CCE met l’accent, à l’occasion de cet arrêt, sur certaines obligations de l’Etat requérant dans le cadre de la procédure Dublin : d’une part, sur l’exigence de motivation formelle de la décision de transfert sous le contrôle du juge national ; d’autre part, sur l’obligation de reprise en charge du demandeur d’asile en cas d’annulation après exécution du transfert. L’espèce permet également de revenir sur la nature et l’étendue du contrôle du juge national sur les transferts Dublin.

- Sur l’exigence de motivation formelle des décisions de transfert Dublin sous le contrôle du juge

Le CCE, statuant sur le recours en annulation au fond, mène un contrôle minutieux de la motivation de la décision de refus de séjour avec obligation de quitter le territoire (transfert Dublin).

D’abord, le CCE fait une distinction avec l’examen mené lors du recours en suspension en extrême urgence, où le juge avait validé la motivation des décisions contestées. L’examen mené dans le cadre de la procédure de l’extrême urgence est « un examen prima facie », alors qu’au fond « l’examen est plus approfondi » (§ 4.4). Pour ce faire, il constate que la décision de transfert ne répond qu’en partie aux arguments invoqués, par courriers électroniques du conseil du requérant aux services compétents, avant la décision de transfert.

Ensuite, le juge écarte l’argument selon lequel l’OE n’aurait pas été valablement informé, car mis en copie des courriels adressés à FEDASIL. Le CCE constate que l’OE ne conteste pas la réception de ces courriers électroniques accompagnés de l’Annexe 26 comportant le numéro SP du requérant. La communication par courriers électroniques, en l’espèce, est donc valable.

Enfin, il juge que l’OE ne répond pas à une partie des éléments portés à la connaissance de l’administration, à savoir : le lien entre la demande d’asile du requérant et celles de sa sœur et de son beau-frère. A ce titre, il rejette la tentative de l’OE de régulariser a posteriori cette lacune au stade de sa note d’observations dans la procédure contentieuse au fond. Il s’appuie sur le principe de légalité qui suppose que le contrôle se fasse au jour de la décision contestée, non pas a posteriori[1]. Ce contrôle en annulation en droit belge a été condamné, notamment, par la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après « Cour EDH ») tant il exige du juge qu’il se place fictivement à la date de la décision contestée[2]. Toutefois, concernant la motivation des décisions de transfert Dublin, l’administration tente souvent de régulariser une lacune de forme en cours de procédure contentieuse même si elle traduit un examen défaillant. En l’espèce, le CCE maintient que l’OE n’a pas suffisamment motivé sa décision de transfert du 30 juin 2016, en ne répondant pas à l’argument du lien entre les demandes d’asile de la même famille, il annule sur ce motif.

En l’espèce, lors du contrôle de légalité au fond, le CCE fait preuve d’une exigence manifeste quant à la motivation de la décision de transfert Dublin. Cette exigence est louable dans le contexte de procédures qui concernent des demandeurs d’asile, vulnérables, entendus dans le cadre d’un entretien Dublin préalable parfois assez limité. En outre, ils n’ont pas souvent accès à un conseil juridique à ce stade de la procédure. Le CCE souligne l’importance que l’administration tienne compte de tous les éléments à la cause au moment où elle décide du transfert. Il est donc nécessaire d’informer les autorités compétentes de tout élément particulier à la situation du demandeur d’asile très en amont de la procédure Dublin. L’espèce conforte l’obligation de l’Etat requérant de procéder à un examen précis et personnalisé de la situation du demandeur avant transfert Dublin. Au travers de la motivation de la décision, le juge recherche les traces de l’examen mené. Les cours européennes sont venues préciser au fil de leurs jurisprudences le contenu et l’étendue des obligations pesant sur l’Etat requérant sous le contrôle du juge national. La Cour de justice (ci-après « CJUE ») a récemment précisé que le risque lié au transfert lui-même, en cas de pathologie grave, doit être écarté par les autorités avant transfert[3].

- Sur l’obligation de reprise en charge en cas d’annulation après exécution du transfert

En l’espèce, lorsque le juge national statue sur le recours en annulation, le demandeur d’asile avait été transféré aux Pays-Bas. Le CCE retient pourtant l’actualité de l’intérêt à agir dès lors que l’annulation des décisions contestées lui procurerait un « avantage certain » puisque l’Etat belge doit le reprendre en charge et examiner sa demande d’asile au sens du RD III (§ 2.1.3).

Le CCE retient l’argument de la conservation d’un intérêt à agir, soutenu par la partie requérante, même après exécution du transfert sur le fondement de l’article 29 § 3 du RD III : « 3. En cas de transfert exécuté par erreur ou d’annulation, sur recours ou demande de révision, de la décision de transfert après l’exécution du transfert, l’État membre ayant procédé au transfert reprend en charge sans tarder la personne concernée ». Le juge fait application de cette disposition, entrée en vigueur avec le Règlement Dublin III, qui fait peser sur l’Etat requérant la charge du coût et de la reprise en charge du demandeur d’asile renvoyé indûment vers le pays désigné comme responsable. La jurisprudence du CCE sur l’intérêt à agir après exécution du transfert Dublin a évolué[4] avec cette nouvelle disposition dans le sens d’un renforcement des garanties pour le demandeur d’asile.

Cette obligation pourrait avoir aussi pour effet d’inciter l’autorité administrative en charge de la procédure Dublin à s’assurer davantage de la motivation des décisions de transfert. En effet, l’annulation du transfert, même après exécution, engendre la reprise en charge de la demande d’asile par l’Etat requérant, comme en l’espèce.

La situation d’espèce traduit l’importance de l’examen mené par les autorités requérantes en charge de la procédure Dublin, sous le contrôle du juge national. Elle interroge aussi la compatibilité des recours de droit national avec le droit au recours effectif prévu par le Règlement Dublin III (article 27). En effet, l’examen « plus approfondi » du juge du fond ne devrait-il pas intervenir dès le stade du recours en suspension d’extrême urgence, ce qui aurait évité en l’espèce le maintien en détention du requérant et l’exécution du transfert vers le Pays-Bas ? La Cour constitutionnelle belge a, le 16 janvier 2014, jugé que le recours en annulation assorti d’une demande de suspension « en extrême urgence » (demandeurs d’asile « pays sûr ») n’est pas un recours effectif en référence à la Cour EDH et à la CJUE[5]. C’est à l’occasion d’un autre arrêt de la Cour constitutionnelle que le législateur belge a retouché le recours devant le CCE (loi du 14 avril 2014[6]). Toutefois, les modifications apportées à la demande de suspension « en extrême urgence » et la complexité qui découle de cette réforme législative font douter d’une plus grande effectivité des recours en pratique[7].

Pour conclure : En matière de transferts Dublin, le nœud du dispositif est inchangé car le recours en annulation devant le CCE demeure sans effet suspensif de plein droit ni examen « ex nunc » des griefs invoqués[8]. De son côté, le juge social a conclu que le recours contre le transfert Dublin n’est pas un recours effectif au sens de l’article 27 du RD III[9] (interruption de l’aide matérielle). Le recours contre les transferts Dublin en droit belge est confronté à deux caractéristiques principales du recours effectif : l’étendue du contrôle du juge et l’effet suspensif sur l’acte attaqué. Face à l’évolution de la notion de recours effectif au sens des droits européens, certains auteurs ont proposé une uniformisation des recours devant le CCE, soulignant que « tout recours devrait être de plein contentieux et en principe suspensif »[10].

E.N.

C. Pour aller plus loin

Pour consulter l’arrêt :

CCE, 27 avril 2017, n° 185.950.

Doctrine:

Rapport sur les Règlements Dublin II et III (dont jurisprudences du CCE) : S. SAROLEA (dir.), E. NERAUDAU, La réception du droit européen de l’asile en droit belge. Le règlement Dublin, Louvain-la-Neuve, CeDIE, 2014.

Pour citer cette note : E. Neraudau, « Exigence de motivation formelle des décisions de transfert Dublin et intérêt à agir du demandeur après exécution du transfert », Newsletter EDEM, juin 2017.

 

[2] En se plaçant fictivement au moment où l’administration a adopté la décision litigieuse, l’instance de contrôle n’assure pas un examen « attentif et rigoureux de la situation individuelle de l’intéressé » (CEDH, Yoh-Ekale Mwanje c. Belgique, 20 décembre 2011, n°10486/10).

[4] Sous l’égide du Règlement Dublin II, le C.C.E. (chambre francophone) retenait de manière générale que le requérant n’avait plus d’intérêt à agir lorsque le transfert « Dublin » avait été exécuté (voyez notamment les arrêts n°60.364 du 28 avril 2011 ou n°51.981 du 29 novembre 2010 ; extraits de : S. SAROLEA (dir.), E. NERAUDAU, La réception du droit européen de l’asile en droit belge. Le règlement Dublin, Louvain-la-Neuve, CeDIE, 2014).

[6] Deux modifications majeures apportées par la loi du 14 avril 2014 sont à noter. D’une part, deux catégories de demandeurs d’asile ont désormais accès à un recours de plein contentieux avec effet suspensif de plein droit devant le C.C.E. quoique des spécificités aient été insérées (originaire de « pays sûrs » et demande subséquente). D’autre part, le délai pour introduire une demande de suspension en extrême urgence est passé à dix jours, alors que les autres conditions demeurent (éloignement imminent donc détention) avec un assouplissement pour l’appréciation du « préjudice grave » qui est présumé dans le cas où la violation invoquée porte sur un droit « indérogeable » (articles 2, 3 ou 4, §1er, et 7 C.E.D.H.) et une exigence d’examen rigoureux des griefs inviqués.

[7] Voy. notamment : L. LEBOEUF, « Le juge garant ultime de l’équité de la procédure d’asile », Administration publique, 2014, p.228 ; S. SAROLEA et S. DATOUSSAID, « La loi du 14 avril 2014, une effectivité laborieuse : Note d’analyse », Newsletter EDEM, juin 2014.

[8] « En conséquence, le dispositif de recours mis en place en Belgique contre les décisions de transfert Dublin n’atteint pas les exigences posées par la Cour eur. D.H., au regard de l’article 13 C.E.D.H. et de l’interprétation donnée dans M.S.S. : un contrôle approfondi et rigoureux du risque de violation et la possibilité de suspendre le renvoi pendant le temps de cet examen », L. LEBOEUF, E. NERAUDAU et S. SAROLEA (dir.), La réception du droit européen de l’asile en droit belge : le Règlement Dublin et la Directive Qualification, Louvain-la-Neuve, CeDIE (UCL), 1er juin 2012, p.460.

[9] Tribunal Travail Bruxelles, (réf.), 1er juillet 2014, R.G. n° 14/21/C (voy. notamment pour un commentaire : E. NERAUDAU, « Le recours national contre le transfert Dublin n’est pas un recours effectif au sens du droit de l’UE », Newsletter EDEM, août 2014.

[10] J.-Y. CARLIER, « Evolution procédurale du statut de l’étranger : constats, défis, proposition », J.T., 2011, p. 119.

Photo : Rudi Jacobs

Publié le 06 juillet 2017