Le champ d’application de l’article 15, b), de la directive qualification de plus en plus précis.
La Cour de justice de l’Union européenne précise le champ d’application de la protection subsidiaire. Elle déclare qu’une victime de tortures passées dans son pays d’origine peut bénéficier de la protection subsidiaire, en vertu de l’article 15, b), de la directive qualification, si elle encourt un risque réel de privation de soins adaptés à la prise en charge des séquelles physiques ou mentales de ces actes de torture, à condition que cette privation soit infligée intentionnellement dans ledit pays.
Article 15, b), de la directive qualification – article 3 de la CEDH – article 14 de la CCT – conditions pour pouvoir bénéficier de la protection subsidiaire – détérioration significative et irrémédiable de l’état de santé – arrêt M’Bodj – absence de traitement approprié des pathologies dans le pays d’origine – élément intentionnel.
A. Arrêt
1. Procédure interne
Le requérant, MP, est un ressortissant sri-lankais. Au terme de son autorisation de séjour en qualité d’étudiant au Royaume-Uni, il introduit une demande d’asile. Il invoque les tortures et la détention par les forces de sécurité subies en raison de son appartenance à l’organisation des « Tigres de libération de l’Îlam Tamoul » (LTTE) et le risque qu’il courrait, s’il était renvoyé au Sri Lanka, de subir de nouveaux mauvais traitements. L’autorité compétente refuse de lui octroyer la protection subsidiaire : ne représentant plus un intérêt pour les autorités sri-lankaises, le risque en cas de renvoi est absent.
S'appuyant sur des preuves médicales attestant de séquelles de torture, le requérant introduit un recours. Il y expose, appuyé par des preuves médicales attestant des séquelles de torture, qu’il être atteint d’un syndrome de stress post-traumatique (PTSD) et de dépression sévère et présenter une tendance suicidaire élevée en cas de retour au Sri Lanka. La juridiction rejette le recours en ce qu’il n’était pas établi que le requérant était toujours menacé dans son pays d’origine, mais elle l'admet en ce qu’il est fondé sur l’article 3 de la CEDH. Elle considère que si le requérant était renvoyé, il ne pourrait bénéficier des soins appropriés à la prise en charge de sa pathologie psychologique. Autrement dit, la juridiction refuse d’octroyer la protection subsidiaire au requérant mais estime qu’il ne peut pas être éloigné car un tel éloignement violerait l’article 3 de la CEDH. Cette décision est confirmée par la Cour d’appel. Le requérant forme un pourvoi contre cette décision devant la Cour suprême, faisant valoir que la directive qualification ne revêt pas un champ d’application aussi étroit que les interprétations qu’en donnent les juridictions de première instance et d’appel et qu’il aurait dû bénéficier de la protection subsidiaire, que le fait que les mauvais traitement subis sont la cause de sa pathologie, et vu l'absence d’infrastructure dans son pays d'origine permettant une prise en charge adaptée de ses séquelles.
La Cour suprême demande alors à la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) si un ressortissant de pays tiers, qui conserve des séquelles d’actes de torture perpétrés dans son pays d’origine mais qui ne risque plus d’y subir de tels traitements en cas de retour, peut bénéficier de la protection subsidiaire au motif que ses pathologies psychologiques ne pourront être adéquatement prises en charge par le système de santé de ce pays.
2. Décision de la Cour
Dans un premier temps (§§ 30-34), la Cour considère que, selon le droit de l’Union européenne, le fait qu’une personne ait été torturée dans le passé par les autorités de son pays d’origine mais ne serait plus exposée à un risque réel que de tels actes se reproduisent en cas de renvoi, n’est pas suffisant pour justifier l’octroi de la protection subsidiaire.
Dans un second temps (§§ 35-44), la Cour relève que le requérant a non seulement été victime, dans le passé, d’actes de torture de la part de ses autorités nationales mais, même s’il ne risque plus de subir à nouveau de tels actes en cas de renvoi, il souffre encore actuellement de sévères séquelles psychologiques consécutives à ces actes de torture passés. En outre, selon des constatations médicales dûment étables, ces séquelles s’aggraveraient de manière substantielle, avec le risque sérieux que le requérant se suicide, en cas de renvoi.
Cela étant, la Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle la directive qualification, qui établit le régime de la protection subsidiaire, doit être interprétée et appliquée dans le respect des droits garantis par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (Aranyosi et Căldăraru (2016), §§ 85-87 ; C. K. e.a. (2017), § 59). Celle-ci prévoit expressément que, lorsque les droits qu’elle garantit correspondent à ceux garantis par la CEDH, le sens et la portée de ces droits sont équivalents. Dès lors, en conformité avec le arrêt récent Paposhvili c. Belgique (2016) de la Cour européenne des droits de l’homme, la Cour considère que la Charte[1] doit être interprétée en ce sens que l’éloignement d’un ressortissant de pays tiers, présentant une affection mentale ou physique particulièrement grave, constitue un traitement inhumain et dégradant si cet éloignement entraine le risque réel et avéré d’une détérioration significative et irrémédiable de son état de santé. Partant, la Cour juge que la Charte s’oppose à ce qu’un état membre renvoie un étranger vers son pays d’origine lorsque ce renvoi aboutirait à exacerber de manière significative et irrémédiable les troubles mentaux dont il souffre, spécialement lorsque, comme en l’espèce, cette aggravation mettrait en danger sa survie même.
Dans un troisième temps (§§45-58), la Cour souligne qu’en l’espèce, les juridictions nationales ont admis que le renvoi du requérant au Sri Lanka constituerait une violation de l’article 3 de la CEDH. La question sur laquelle il lui est demandé de statuer ne porte donc pas sur la protection contre l’éloignement découlant de l’interdiction d’exposer une personne à des traitements inhumains ou dégradants mais celle de savoir si l’état membre d’accueil est tenu d’accorder la protection subsidiaire à un étranger ayant été torturé par ses autorités nationales et dont les sévères séquelles psychologiques pourraient s’aggraver, en manière telle qu’il risquerait de se suicider en cas de renvoi.
La suite du raisonnement de la Cour prend largement appui sur l’arrêt M’Bodj (2014). D’une part, elle rappelle que l’existence d’un risque de traitements inhumains et dégradants, pour un requérant, dû à l’absence de traitements inadéquats dans son pays d’origine dans lequel il ne peut, de ce fait, être renvoyé n’implique pas automatiquement l’octroi de la protection subsidiaire. D’autre part, elle souligne que l’aggravation substantielle de la santé d’un étranger ne peut, en soi, être considérée comme un traitement inhumain ou dégradant infligé dans son pays d’origine. Ce ne serait le cas que si l’étranger risquait réellement d’être privé intentionnellement de soins de santé, par exemple si les autorités nationales adoptent un comportement discriminatoire, en termes d’accès aux soins de santé, ayant pour effet de rendre plus difficile pour certains groupes ethniques ou catégories de personnes l’accès aux soins adapté à la prise en charge des séquelles physiques ou mentales des actes de torture perpétrés par ces autorités.
Par conséquent, la Cour conclut que la Cour suprême devra vérifier, à la lumière de tous les éléments d’information actuels et pertinents (rapports d’organisations internationales et d’organisations non gouvernementales de protections des droits de l’homme) si le requérant est susceptible de se voit exposer, en cas de renvoi au Sri Lanka, à un risque de privation intentionnelle de soins adaptés à la prise en charge de son état psychologique résultant des actes de torture perpétrés dans le passé par ses autorités nationales.
B. Éclairage
L’arrêt commenté appelle plusieurs observations. Trois sont brièvement développées ci-après.
1. L’élément intentionnel : un critère flou et difficilement prouvable
Dans son raisonnement, la CJUE fait état de l’évolution récente de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme en matière de renvoi des étrangers gravement malades. Elle témoigne ainsi du dialogue essentiel qui doit s’instaurer entre les deux juridictions.
À la lecture de l’arrêt, on peut toutefois se demander pourquoi la Cour fait si longuement référence à cette jurisprudence. Elle considère en effet à mi-chemin que la question ne se situe pas sur le plan de la protection contre l’éloignement en vertu de l’article 3 de la CEDH mais concerne uniquement les conditions d’octroi de la protection subsidiaire. Elle se ne base alors plus que sur l’arrêt M’Bodj.
Certes, l’article 15, b), de la directive qualification doit être interprété dans le respect de l’article 4 de la Charte des droits fondamentaux, qui doit lui-même être entendu à la lumière de l’article 3 de la CEDH. La Cour rappelle donc l’arrêt Paposhvili (2016), par lequel la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme juge que la CEDH offre une protection contre le renvoi aux étrangers gravement malades, non seulement lorsque leur maladie a atteint un stade critique, mais également lorsque leur renvoi impliquerait un « déclin grave, rapide et irréversible » de leur état de santé, ce qu’il revient en priorité aux autorités nationales de déterminer à l’aide de procédures adéquates. La Grande Chambre « clarifie »[2] ainsi la jurisprudence de la Cour relative aux étrangers gravement malades[3] et « marque la fin du régime d’exceptionnalité qui a semblé frapper sa jurisprudence relative au renvoi d’étrangers gravement malades. Le seuil de gravité ne varie pas. L’évaluation du respect de l’article 3 CEDH se réalise selon des critères et une méthode similaires à celles appliquées aux autres affaires d’expulsion. Il importe peu, à cet égard, que le facteur générateur du risque soit lié à l’état de santé »[4].
Le juge luxembourgeois intègre ainsi dans son raisonnement le fait que l’article 3 de la CEDH « s’oppose à l’éloignement d’une personne gravement malade pour laquelle il existe un risque de décès imminent ou pour laquelle il existe des motifs sérieux de croire que bien que ne courant pas de risque imminent de mourir, elle ferait face, en raison de l’absence de traitement adéquats dans le pays de destination ou du défaut d’accès à ceux-ci, un risque réel d’être exposé à un déclin grave, rapide et irréversible de son état de santé entraînant des souffrances intenses ou à une réduction significative de son espérance de vie » (§ 40).
Cette évolution dans la jurisprudence strasbourgeoise n’a toutefois aucun impact sur le raisonnement de la Cour. Comme mentionné ci-dessus, elle écarte très rapidement ces considérations en constatant que « [l]a présente affaire concerne donc non pas la protection contre l’éloignement découlant, en vertu de l’article 3 de la CEDH, de l’interdiction d’exposer une personne à des traitements inhumains ou dégradants, mais la question distincte de savoir si l’Etat membre d’accueil est tenu d’accorder le statut conféré par la protection subsidiaire au titre de la directive 2004/83 au ressortissant d’un pays tiers ayant été torturé par les autorités de son pays d’origine et dont les sévères séquelles psychologiques pourraient s’aggraver de manière substantielle, avec le risque sérieux qu’il se suicide, en cas de renvoi dans ledit pays » (§ 45).
La Cour poursuit son raisonnement en l’inscrivant dans la lignée de l’affaire M’Bodj dans laquelle elle a conclu que l’article 15, sous b), de la directive qualification, doit être interprété en ce sens que l’« atteinte grave » ne couvre pas une situation dans laquelle des traitements inhumains ou dégradants, qu’un demandeur atteint d’une maladie grave pourrait subir en cas de retour dans son pays d’origine, sont le résultat de l’inexistence de traitements adéquats dans ce pays, sauf si la privation de soins était infligée intentionnellement à ce demandeur. L’élément primordial est donc le caractère « intentionnel » de l’atteinte grave.
La charge probatoire liée à un tel critère d’intentionnalité semble toutefois extrêmement lourde, d’autant plus qu’elle s’inscrit dans un système structuré par l’omniprésence et la complexité excessive de la preuve et de ses déclinaisons. Les difficultés auxquelles ferait face un demandeur de protection internationale qui tenterait de prouver l’intention des autorités de son pays d’origine de le priver de soins de santé sont évidentes. Une charge de la preuve partagée entre le demandeur et les autorités compétentes – prévue par les principes généraux et les législations et consacrée par les jurisprudences mais encore laborieusement concrétisée en pratique – sera dans ce cas plus que nécessaire.
Cette première observation en entraîne une seconde, soulevée et analysée avec précision par l’Avocat général Yves Bot.
2. Une extension déraisonnable ?
Afin d’apprécier si l’étranger, torturé dans le passé par les autorités de son pays d’origine, court, en cas de renvoi, un risque réel de privation intentionnelle de soins adaptés à la prise ne charge des séquelles physiques ou mentales des actes de torture perpétrés par ces autorités, il convient, selon la Cour, de prendre en considération l’article 14 de la Convention contre la torture (CCT), qui enjoint aux Etats parties de prévoir les procédures et moyens permettant aux victimes d’actes de torture d’obtenir réparation. La directive qualification prévoit en effet que les critères pour l’octroi de la protection subsidiaire sont définis sur la base des instruments internationaux relatifs aux droits de l’homme (considérant 25). Selon cette disposition, les états ont l’obligation de garantir à la victime d’un acte de torture, dans leur système juridique, le droit d’obtenir réparation, y compris, les moyens nécessaires à sa réadaptation la plus complète possible. La Cour estime toutefois que les mécanismes mis en œuvre par la directive (voy. considérant 6) poursuivent des buts différents et instituent des mécanismes de protection clairement distincts de ceux de la Convention contre la torture (voy. considérant 6 et article 2). Elle considère dès lors que « sauf à méconnaître les domaines propres à chacun de ces deux régimes, la possibilité pour un ressortissant d’un pays tiers se trouvant dans une situation telle que celle de MP de bénéficier du régime de la protection subsidiaire ne peut découler de toute violation de l’article 14 de la convention contre la torture par l’état d’origine dudit ressortissant » (§ 56).
Le raisonnement de la Cour à cet égard semble quelque peu « avorté ». C’est la raison pour laquelle les conclusions de l’Avocat général Yves Bot méritent d’être en partie reproduites ci-après (§§ 50-65).
L’Avocat général rappelle que l’interprétation littérale de l’article 14 de la CCT stipule que c’est l’état responsable des actes de torture commis sur son territoire qui doit prévoir les moyens et les procédures permettant aux personnes concernées d’obtenir réparation ou de bénéficier d’une réadaptation la plus complète possible. Cela étant, il se demande si, dans le cas où le Sri Lanka ne respecterait pas les obligations découlant de la CCT, cela pourrait étendre les obligations des état membres en matière de protection subsidiaire. Autrement dit, l’Avocat général se pose les questions suivantes : la méconnaissance de la CCT, par un état tiers à l’Union, pourrait-elle permettre aux individus de se prévaloir d’un droit à la protection subsidiaire dans l’Union ? Cette méconnaissance pourrait-elle être interprétée comme une preuve de l’existence d’un risque de traitement inhumain et dégradant en cas de renvoi vers le pays d’origine ? L’absence de procédure permettant réparation dans le pays d’origine pourrait-elle être considérée comme un risque d’atteintes graves ?
Il constate alors que certains états pourraient accepter de prendre en charge les obligations que la CCT ferait naître alors même qu’ils ne sont pas responsables des actes de torture en cause. Dans ce cas, il s’agirait d’une application de la compétence universelle, en matière pénale, prévue par la CCT (article 5, § 2) en matière de responsabilité civile et de droit à indemnisation des victimes d’actes dommageables, ce qui n’est en principe pas reconnu[5]. Dans le contexte qui nous occupe, le seul lien exigé entre l’infraction et l’état serait la présence de la victime d’actes de torture, commis à l’étranger, sur le territoire de l’état qui prendra en charge l’action aux fins de réparation. Selon l’Avocat général, « [c]ette extension de la compétence juridictionnelle des états parties à la CCT permettrait aux victimes d’actes de torture d’exercer effectivement leurs droits à réparation et de faire pleinement écho au jus cogens, renforçant ainsi la lutte contre la torture au plan international ». Il considère que c’est dans cette mesure uniquement que l’article 14, § 1er, de la CCT pourrait être appliqué au cas d’espèce, comme permettant d’étendre les obligations des états membres en matière de protection subsidiaire.
Cependant, l’Avocat général estime que reconnaître une telle compétence universelle irait au-delà de ce que la Cour a déjà admis et que le cas d’espèce ne semble pas être la meilleure occasion de franchir ce pas, dès lors que deux éléments s’opposent à l’applicabilité de l’article 14, § 1er, de la CCT. Premièrement, aucune pièce du dossier n’indique que le Sri Lanka méconnaîtrait intentionnellement les obligations qui découlent de l’article 14, § 1er, de la CCT. En d’autres termes, même si l’insuffisance du système de santé n’est pas contestée, il n’est pas possible de reconnaître a priori que le Sri Lanka méconnaîtra les obligations découlant de la CCT à l’encontre du requérant. Deuxièmement, pour que le droit à réparation soit admis, il faut un dépôt de plainte ou une demande en justice. Toutefois, en l’espèce, le requérant n’établit, ni même n’allègue, avoir présenté de demande tendant à bénéficier d’une indemnisation ou des moyens de réadaptation, ni auprès des autorités du Sri Lanka ni auprès de celles d’un Etat membre (si tant est que ces dernières puissent se reconnaître compétentes).
Partant, pour inclure le cas d’espèce dans le champ d’application de ces stipulations, il faudrait considérer : 1) que les insuffisances du système de santé du Sri Lanka seraient à l’origine d’une méconnaissance intentionnelle des obligations de l’état titre de l’article 14, § 1er, de la CCT, à l’égard de MP ; 2) que le dépôt d’une demande de protection subsidiaire dans un état membre vaudrait demande de droit à bénéficier d’une indemnisation ou des moyens nécessaires à une réadaptation. Selon l’Avocat général, une telle lecture permettrait à toute personne ayant subi, par le passé, de mauvais traitements, de bénéficier d’un droit à la protection subsidiaire, et ce tant que son pays d’origine ne prévoirait pas les moyens et les procédures permettant une indemnisation ou une réadaptation des victimes, y compris par la mise en place d’un système de santé suffisant. Il considère toutefois cette lecture « semble […] étendre, à outrance, le champ d’application tant des dispositions de la directive [qualification], que des stipulations de [l’article 14, § 1er, de la CCT] » (§ 62). D’une part cela « amplifierait considérablement les obligations des États membres en matière de protection subsidiaire et poserait des difficultés tant procédurales que matérielles », et d’autre part cela « risquerait d’entraîner un accroissement des demandes de protection internationale ainsi que des difficultés pour mettre fin à ces régimes de protection, conformément à l’article 16 de la directive [qualification], en cas de stress post-traumatique ou de risque suicidaire » (§ 63).
Cette deuxième observation en entraine une troisième. Si le requérant ne peut être renvoyé au Sri Lanka et ne peut se voir octroyer la protection subsidiaire en vertu de l’article 15, b), de la directive qualification, interprété à la lumière de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme et de l’article 14 de la CCT, poussé à son paroxysme, il se trouvera potentiellement en séjour illégal, avec les conséquences juridiques et matérielles qui s’en suivent.
On retrouve dans cette hypothèse le paradoxe des étrangers ni autorisés au séjour ni expulsables pour lesquels ni la juridiction luxembourgeoise ni la juridiction strasbourgeoise n’apportent de solution claire. Dans l’arrêt Mahdi (2014), par exemple, la CJUE a jugé que la circonstance qu’une décision de retour ne pouvait pas être adoptée l’encontre d’un étranger en séjour irrégulier n’emportait pas l’obligation, pour les états membres, de régulariser son séjour[6]. Quant à la Cour européenne des droits de l’homme, elle n’a pas saisi, par exemple, l’occasion de l’affaire Khan c. Allemagne pour clarifier l’étendue des droits auxquels un individu ne pouvant pas être expulsé devrait bénéficier, compte tenu notamment de la vulnérabilité particulière de la requérante en l’espèce qui souffrait de maladies mentales[7]. La directive retour fournit toutefois quelques indications sur le statut que doivent se voir accorder ces étrangers non expulsables. Elle énonce qu’ils doivent se voir accorder diverses garanties minimales « dans l’attente de leur expulsion : protection de l’unité familiale, accès aux soins médicaux de base, accès au système éducatif et, pour les plus vulnérables, prises en considération de leur besoins spécifiques (article 14). En précisant qu’il revient aux états membres de garantir ces droits « dans la mesure du possible » (article 14) et que « les besoins de base [des étrangers non expulsables] devraient être définis conformément à la législation nationale » (considérant 12), la directive leur confie un large pouvoir d’appréciation. On peut ainsi regretter que l’arrêt commenté n’apporte pas plus d’éléments de réponse à cette problématique.
3. La crainte subjective exacerbée
En Belgique, MP pourrait palier à cette difficulté en invoquant dans sa demande de protection internationale une crainte subjective exacerbée. Il pourrait également introduire une autorisation de séjour sur la base de l’article 9bis, sur la base de « circonstances exceptionnelles » (al. 1er) ou sur la base de l’article 9ter de la loi du 15 décembre 1980, en considérant qu’il « souffre d’une maladie telle qu’elle entraîne un risque réel pour sa vie ou son intégrité physique ou un risque réel de traitement inhumain ou dégradant lorsqu’il n’existe aucun traitement adéquat dans son pays d’origine » (§ 1er, al. 1er). L’Avocat général, dans ses conclusions sur l’arrêt commenté, souligne d’ailleurs que « la jurisprudence de la Cour s’applique sans préjudice du pouvoir discrétionnaire des États membres d’admettre au séjour, pour des raisons humanitaires, les personnes atteintes de telles pathologies » (§ 63). MP ayant introduit une demande d’asile au Royaume-Uni, seule la crainte subjective exacerbée est développée ci-après.
Dans certaines décisions en effet, le Conseil du contentieux des étrangers (CCE) admet que l’intensité de la persécution passée suffise en soi à fonder la crainte de persécution future. Des persécutions extrêmement graves constituent un fondement suffisant pour justifier que le requérant ne veuille se réclamer de la protection des autorités de son pays. Le Conseil estime « qu’il faut réserver les cas dans lesquels, en raison du caractère particulièrement atroce de la persécution subie – eu égard à sa nature intrinsèque, aux circonstances dans lesquelles elle s’est déroulée, et à l’importance des conséquences psychologiques et physiques engendrées –, la crainte de l’intéressée est exacerbée à un point tel, qu’un retour dans le pays d’origine où cette persécution a été rendue possible est inenvisageable. La prise en considération d’un tel état de crainte devra être appréciée en fonction de l’expérience personnelle vécue par l’intéressé, de sa structure psychologique individuelle, de l’étendue des conséquences physiques et psychiques constatées, et de toutes les autres circonstances pertinentes de l’espèce » (p.e. 17 juin 2014, n° 125 702, pt 5.5). Plus qu’un risque futur objectif, c’est bien une crainte subjective qui résulte d’une persécution passée d’une gravité objectivement élevée[8].
Dans cette hypothèse, les juges raisonnent par analogie avec la réserve de la clause de cessation prévue par la Convention de Genève (l’article 1er, section C), 5)), reprise dans la directive qualification (article 11, § 3) et la loi du 15 décembre 1980 (article 55/2), qui prévoit le cas particulier d’une personne qui a fait l’objet de violentes persécutions dans le passé et qui, de ce fait, ne cesse pas d’être un réfugié même si un changement fondamental de circonstances intervient dans son pays d’origine[9]. Il s’agit de raisonner par analogie et d’appliquer, anticipativement, au moment de la décision sur le statut, la clause d’exception à la cessation[10].
Les cas de persécutions passées auxquels le CCE applique l’hypothèse de la crainte subjective exacerbée se situent largement dans le champ des violences domestiques et intrafamiliales familiales (p.e. 30 mai 2017, n° 187 744 ; 27 octobre 2016, n° 177 178 ; 11 février 2015, n° 161 913) et des mutilations génitales féminines (p.e. 31 mai 2016, n° 168 784 ; 1er mars 2017, 183 264). C’est aussi le cas pour les personnes qui ont subi ou ont assisté à des massacres dans le cadre du génocide (11 mars 2008, n° 8512 ; 29 janvier 2016, n° 161 068) ou dans un contexte politique troublé (9 février 2011, n° 55 770 ; 29 juin 2009, n° 29 223 ; 15 octobre 2012, n° 89 676 ; 29 avril 2010, n° 42 541).
Toutes ces hypothèses concernent des femmes. La jurisprudence dans laquelle la crainte subjective exacerbée est appliquée à des hommes est plus faible numériquement, d’autant plus pour des hommes persécutés dans le passé sur la base du motif politique, comme c’est le cas du requérant dans l’arrêt commenté. On relève plutôt, par exemple, les cas suivants : un requérant guinéen maltraité de manière sévèrement pendant son enfance et son adolescence par son père et sa marâtre et ayant vécu dans la rue (21 mars 2017, n° 198 977) ; deux requérants ayant vécu des événements particulièrement traumatisants alors qu’ils étaient encore mineurs en raison de leur appartenance à la communiqué ethnique des Roms, Ashkalis et Égyptiens au Kosovo (RAE) (30 janvier 2018, n° 198 977) ; un requérant albanais contraint par son père de travailler dès l’âge de neuf ans et victime de violences intrafamiliales graves et régulières (18 août 2016, n° 173 287). Ces exemples sont le fait de violences privées. Ils ne peuvent donc pas être transposés à l’espèce commentée.
Toutefois, on trouve aussi dans la jurisprudence, en plus petit nombre encore, des exemples qui se rapprochent au cas de MP, tant sur le plan des auteurs de la persécution – étatiques – que des séquelles – PTSD – qui en découlent et des soins qui pourraient être octroyés au requérant dans son pays d’origine. C’est le cas d’un couple de nationalité kosovare (12 février 2015, n° 138 404 ; voy. aussi 15 octobre 2012, n° 89 676 (Serbie, couple)). Dans cette affaire, le requérant avance qu’en avril 2009, les forces serbes ont chassé sa famille du village de Dubovc et massacré devant lui sa mère, sa sœur et sa fille. Depuis cet événement, il souffre de différents maux et d’un syndrome de stress post-traumatique (diagnostiqué). Sa demande d’asile est rejetée par le Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides (CGRA) qui estime que si les forces serbes sont bien responsables de graves violences à l’origine du traumatisme du requérant, elles ont quitté le Kosovo il y a plus de quinze ans. Il s’ensuit qu’il n’y a pas de risque que le requérant soit confronté à des évènements traumatisants en cas de retour au Kosovo. Le Commissariat ajoute que le requérant a pu bénéficier de soins au Kosovo et ne peut dès lors alléguer qu’il court un risque de persécution ou d’atteintes graves en cas de retour[11].
Les requérants font appel de cette décision devant le CCE. Celui-ci note que la question à trancher porte sur la répercussion des faits avancés quant à la crainte alléguée par le requérant en raison de faits qui se sont déroulés en 1999 et ce, malgré le retrait des forces serves depuis la fin du conflit (§ 4.1.7). Dès lors, le Conseil « estime devoir analyser les craintes du requérant sous l’angle des raisons impérieuses tenant à des persécutions antérieures qui pourraient l’empêcher de rentrer dans son pays d’origine, malgré l’ancienneté des faits qui n’exclut évidemment pas que des personnes puissent encore avoir des raisons valables de craindre au sens de la Convention de Genève, compte tenu des circonstances propres à leur cause » (§ 4.1.8.).
Le Conseil conclut, à l’évidence, que la persécution en cause est fondée sur la race du requérant, motivation première du massacre. Le traumatisme psychologique qui s’en déduit est aussi lié à sa race bien qu’il appartienne désormais à un groupe national majoritaire qui n’est plus la cible de persécutions. Cela ne modifie toutefois en rien le fait que la persécution passée est liée à sa sous-nationalité albanaise au Kosovo. Il peut donc être conclu à l’existence d’un risque de persécution, à savoir la dégradation psychologique, lié à sa race en cas de retour au Kosovo. Par ailleurs, le Conseil n’a aucun égard au fait que des soins étaient disponibles pour le requérant dans son pays d’origine, argument pourtant soulevé par le CGRA dans sa décision de refus.
Cet arrêt, dont les faits ne sont pas exactement similaires à ceux de l’espèce commentée mais s’en rapprochent, illustre une réflexion qui pourrait être menée par les juridictions britanniques compétentes si elles ne souhaitent pas se pencher sur l’évaluation du caractère intentionnel de la privation des soins adaptés à la prise en charge de l’état psychologique du requérant au Sri Lanka, comme le leur suggère la CJUE.
Il faut toutefois souligner que pour que de telles décisions soient possibles, encore faut-il qu’une force probante soit reconnue aux attestations psychologiques et aux documents médicaux. Or on le sait, les jurisprudences nationales sur ce point restent particulièrement variables.
H.G.
C. Pour aller plus loin
Lire l’arrêt :
- CJUE, arrêt du 24 avril 2018, MP, C-353/16, EU:C:2018:276 ;
- CJUE, conclusions de l’Avocat général Yves Bot du 24 octobre 2017, C-353/16, EU:C:2017:795.
Jurisprudence :
- CJUE, arrêt du 18 décembre 2014, M’Bodj, C-542/13, EU:C:2014:2452 ;
- CJUE, arrêt du 16 février 2017, C.K. e.a., C-578/16 PPU, EU:C:2017:127 ;
- Cour eur. DH [GC], 13 décembre 2016, Paposhvili c. Belgique, req. n° 41738/10.
Doctrine :
Pour citer cette note : H. Gribomont, « Le champ d’application de l’article 15, b), de la directive qualification de plus en plus précis », Cahiers de l’EDEM, juin 2018.
[1] En particulier l’aarticle 4 dont les droits garantis correspondent à ceux garantis par l’article 3 de la CEDH.
[2] P. Frumer, « L’éloignement des étrangers gravement malades : la Cour européenne des droits de l’homme clarifie sa jurisprudence antérieure et en atténue la sévérité », Justice en ligne, 30 décembre 2016 ; L. Leboeuf, « Expulsion d’étrangers gravement malades. Une clarification du seuil de gravité conventionnel couplée à une responsabilisation des autorités nationales », Newsletter EDEM, février 2017.
[3] Cour eur. D.H., D. c. Royaume-Uni ; N. c. Royaume-Uni (2008) ; Yoh-Ekale Mwanje c. Belgique (2011) ; Aswat c. Royaume-Uni (2013) ; S.J. c. Belgique (2014).
[4] L. Leboeuf, « Expulsion d’étrangers gravement malades. Une clarification du seuil de gravité conventionnel couplée à une responsabilisation des autorités nationales », Newsletter EDEM, février 2017.
[5] L’Avocat général mentionne l’arrêt Nait-Liman c. Suisse (2016) de la Cour européenne des droits de l’homme dans lequel la Cour refuse de considérer que l’article 6, § 1er, de la CEDH oblige les états parties à prévoir des mécanismes de réparation civile pour des actes de torture commis dans les Etats tiers. Elle précise que l’acceptation d’une compétence universelle en la matière aurait provoqué un afflux massif de recours. Après un examen exhaustif des systèmes juridictionnels européens, la Cour conclut que, si l’interdiction de la torture relève bien du jus cogens et bénéfice de la compétence universelle, les actions civiles qui sont la conséquence d’actes de torture doivent néanmoins respecter les règles de territorialité de la compétence juridictionnelle (voy. aussi Al-Adsani c. Royaume-Uni (2001)).
[6] Voy. P. d’HUART, « Prolongation de la détention : forme et contrôle judiciaire de la décision de prolongation de la détention aux fins d’éloignement », Newsletter EDEM, juin 2014.
[7] Voy. L. LEBOEUF, « Quel statut pour les étrangers ni expulsables, ni autorisés au séjour ? », Newsletter EDEM, septembre 2016.
[8] J.-Y. CARLIER et S. SAROLEA, Droit des étrangers, Bruxelles, Larcier, 2016., p. 428.
[9] HCR, Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié au regard de la Convention de 1951 et du Protocole de 1967 relatifs au statut des réfugiés, Genève, 1979, § 136.
[10] J.-Y. CARLIER et S. SAROLEA, Droit des étrangers, op. cit., p. 429.
[11] Le CGRA jette également la demande de la requérante, épouse du requérant au motif que le fait qu’elle soit victime d’ostracisme de la part des membres de sa famille, qui refuse son union avec un malade, n’est pas lié à l’une des causes vises par la Convention de Genève.
Photo : https://www.designingbuildings.co.uk/wiki/Buildings_of_the_EU