Cour eur. D. H., 22 avril 2014, A.C. c. Espagne

Louvain-La-Neuve

Le recours effectif en matière d’asile : suite et fin ?

En matière d’asile, un recours juridictionnel n’est pas effectif lorsque le demandeur est susceptible d’être éloigné avant l’examen complet et rigoureux du bien-fondé de sa demande, fut-ce par le juge de la suspension. Le recours à une procédure accélérée ne tempère pas cette exigence.

Art. 2, 3, et 13, CEDH – Effectivité des recours – Effet suspensif limité – Risque d’éloignement avant l’examen au fond – Violation de l’article 13.

A. Arrêt

Trente requêtes dirigées contre l’Espagne ont été déposées par des demandeurs d’asile d’origine sahraouie. Ils ont fui le Sahara Occidental où ils avaient installé des tentes en guise de protestation. Ils ont été évacués de force par les forces de sécurité marocaines. Il y eut des arrestations. Suite au démantèlement du camp, ils embarquèrent sur des bateaux de fortune et se dirigèrent vers les îles Canaries. Ils y déposèrent des demandes de protection internationale.

Les demandes des trente requérants ont été rejetées pour des motifs liés à leur crédibilité. Le HCR a contesté cette appréciation mais le ministre de l’Intérieur a confirmé les décisions prises. Des recours en annulation devant l’Audiencia nacional, accompagnés de demandes de suspension de l’exécution des mesures d’expulsion, ont été introduits. L’Audiencia nacional a demandé à l’administration de surseoir aux expulsions pendant l’examen des demandes de mesures provisoires présentées le 27 janvier 2011. Le lendemain, elles ont été rejetées. Des demandes de mesures provisoires furent alors adressées à la Cour européenne des droits de l'homme qui y fit droit.

Le droit espagnol prévoit deux phases dans la procédure d’asile : une phase administrative et une phase judiciaire. La phase administrative se compose d’un premier examen de la demande d’asile au terme de laquelle, en cas de rejet, une demande de réexamen peut être formée en présentant le cas échéant de nouveaux éléments. A l’issue de la phase administrative, un contrôle juridictionnel peut être formé auprès des juges administratifs. Il n’est pas suspensif mais peut être doublé d’une demande de suspension. Pendant l’examen de celle-ci, la mesure d’expulsion est automatiquement suspendue. Le juge de la suspension examine s’il y a un risque de préjudice grave et difficilement réparable.

Les requérants contestent le caractère effectif du recours administratif dès lors que le rejet de la demande de suspension a rendu la mesure d’expulsion exécutoire alors même que le juge du fond ne s’était pas prononcé. La suspension est temporaire et le juge statue à très brefs délais sans comparution des parties. Il existe dès lors un risque d’expulsion sans qu’il ait été procédé à une analyse rigoureuse et indépendante de la demande de protection internationale.

La Cour rappelle les principes applicables en matière d’asile et se réfère à sa jurisprudence sur ces questions, notamment aux arrêts M.S.S. ou Gebremedhin. Elle souligne que « l’effectivité implique des exigences en termes de qualité, de rapidité et d’effets suspensifs, compte tenu en particulier de l’importance que la Cour attache à l’article 3 et de la nature irréversible du dommage susceptible d’être causé en cas de réalisation du risque de torture ou de mauvais traitements » (§ 87). L’effectivité suppose :

  • Un contrôle attentif par une autorité nationale ;
  • Un examen indépendant et rigoureux ;
  • La possibilité de faire surseoir à l’exécution de la mesure d’expulsion en soulignant qu’ « un recours dépourvu d’effet suspensif automatique ne satisfait pas aux conditions d’effectivité requises par l’article 13 de la Convention » ;
  • « La rapidité du recours puisqu’il n’est pas exclu que la durée excessive d’un recours le rende inadéquat » (§§ 88 et 89).

La Cour rappelle qu’il revient en premier lieu aux autorités espagnoles d’examiner les demandes et d’évaluer le risque au Maroc ; toutefois, elle se donne pour mission d’évaluer l’effectivité des procédures nationales. Dès lors que les recours sont encore pendants devant les juridictions nationales « la préoccupation essentielle de la Cour est de savoir s’il existe en l’espèce des garanties effectives qui protègent les requérants contre un refoulement arbitraire, direct ou indirect, vers leur pays d’origine » (§ 93).

Lorsque la suspension est accordée sur demande, il existe un risque qu’elle soit incorrectement refusée alors même que le juge pourrait par la suite annuler la décision d’expulsion alors que l’intéressé aurait déjà été éloigné (§§ 94 et 95). Même si les requérants ont disposé de trois examens de leurs demandes (deux administratifs et un juridictionnel au stade de la suspension), les autorités internes n’avaient pas encore examiné de façon détaillée et en profondeur le bien-fondé des demandes. Tout aussi réel que soit le risque d’engorgement du système, l’examen d’un dossier au travers d’une procédure accélérée ou prioritaire ne peut conduire à ce qu’une expulsion soit envisageable avant l’analyse complète et de qualité du bien-fondé d’une demande de protection.

Il y a dès lors violation de l’article 13 combiné avec les articles 2 et 3 de la Convention.

B. Éclairage

La Cour européenne des droits de l'homme se prononce une fois de plus sur ce que signifie un recours effectif en matière d’asile au sens de l’article 13 CEDH. Dès l’affaire Jabari c. Turquie, la Cour souligne que le caractère irréversible du dommage encouru justifie la possibilité de faire surseoir à l’exécution de la mesure (Jabari c. Turquie, § 50). Dans l’affaire Conka c. Belgique, la Cour écarte l’argument de l’État belge selon lequel le recours, non suspensif de plein droit, est de facto suspensif. Les garanties voulues par la Convention sont de l’ordre de la garantie et non du simple bon-vouloir ou de l’arrangement pratique (§ 83). L’arrêt M.S.S. c. Belgique est moins explicite quant au recours suspensif. La Cour y souligne toutefois que « l’exigence résultant de l’article 13 de faire surseoir à l’exécution de la mesure litigieuse ne peut être envisagée de manière accessoire » (§ 388). De surcroît, quel que soit le recours ouvert, il doit être accessible, en droit et en fait, et le juge doit analyser les griefs formulés en évaluant le risque à la date de la décision. La procédure en suspension d’extrême urgence n’est pas satisfaisante puisqu’elle « réduit à sa plus simple expression l’exercice des droits de la défense et l’instruction de la cause » (§ 389). Les doutes que laissait subsister M.S.S. sont dissipés par l’arrêt I.M. c. France qui avait sanctionné la procédure française puisque le seul recours suspensif accessible au requérant dont la demande était traitée de manière prioritaire devait être introduit dans les 48 heures (§ 150).

Ces décisions laissaient toutefois incertaine la question de savoir si le recours au fond doit être automatiquement suspensif ou si l’on peut se satisfaire de la possibilité d’introduire une demande de suspension. La jurisprudence semble l’admettre même si, dans ce cas, des difficultés procédurales excessives sont sanctionnées par la Cour qui se montre très attentive à l’accessibilité du recours, compte tenu notamment de l’extrême vulnérabilité du demandeur d’asile.

C’est certainement pour cette raison que la Cour se montre méfiante à l’endroit de ce second système. L’arrêt M.A. c. Chypre exprime cette défiance quant aux recours qui ne sont pas automatiquement suspensifs. Après avoir souligné qu’il faut un accès à un recours automatiquement suspensif (§ 133), répondant à l’état chypriote, il pointe les risques se déduisant d’un système où le sursis à exécution doit être sollicité et est octroyé au cas par cas (§ 137, « It has further pointed out the risks involved in a system where stays of execution must be applied for and are granted on a case-by-case basis »).

L’arrêt S.J. c. Belgique, tout récemment prononcé, concerne le contentieux médical et non l’asile. Toutefois, compte tenu du risque commun de violation de l’article 3, les enseignements qui y figurent sont pertinents en matière d’asile. La Cour y sanctionne la complexité du système belge. Un recours suspensif d’extrême urgence avait été introduit alors que l’expulsion n’était pas encore imminente et a été rejeté. Par la suite, la requérante n’a pu obtenir la suspension de son expulsion alors que l’expulsion était devenue imminente. La Cour stigmatise ce système où le requérant déjà en position vulnérable, doit agir in extremis au moment de l’exécution forcée de la mesure. L’intéressé ne peut alors solliciter la suspension que lorsque l’expulsion est imminente (§ 104).

Toutefois, la Cour est plus ambiguë lorsqu’il s’agit dans la même affaire d’en tirer les conséquences sur les réformes qui devraient intervenir en droit belge. « L’Etat belge doit aménager le droit interne pour s’assurer que tous les étrangers qui se trouvent sous le coup d’un ordre de quitter le territoire puissent introduire, dès que l’exécution de la mesure est possible ou au plus tard au moment où l’exécution forcée est mise en mouvement, une demande de suspension de l’exécution de cette mesure qui est un effet suspensif automatique et qui ne dépend pas de l’introduction préalable d’un autre recours que le recours au fond. Elle précise également qu’un délai suffisant doit être aménagé pour introduire cette demande et que l’effet suspensif de la mesure d’éloignement doit demeurer jusqu’à ce que la juridiction compétente ait procédé à un examen complet et rigoureux du bien-fondé de la demande de suspension au regard de l’article 3 de la Convention » (§ 153, nous soulignons). Si le ou est compris comme permettant aux États de prévoir que la demande de suspension ne peut être demandée qu’au moment où l’exécution forcée est mise en mouvement, la garantie reste en pratique insuffisante. Elle est par contre admissible si le ou concerne le requérant et lui indique qu’il peut introduire la demande de suspension dès que l’exécution est possible, voire plus tard.

Par contre, il est certain que l’effet suspensif doit subsister jusqu’à ce que le juge, même s’il s’agit du juge de la suspension, ait procédé à un examen complet et rigoureux du bien-fondé de la demande de protection. L’arrêt commenté le confirme avec force.

En matière d’asile, l’article 13 CEDH ne peut se lire sans référence au droit de l’Union. La Cour européenne de Strasbourg n’a pas à statuer quant à lui mais elle a pu, à plusieurs reprises et notamment dans l’arrêt M.S.S., s’appuyer sur le droit de l’Union pour conclure à la violation d’une disposition de la Convention[1]. S’agissant du caractère suspensif du recours, la nouvelle Directive procédures dont la transposition doit être effectuée sur ce point avant le 20 juillet 2015 garantit un effet suspensif automatique (art. 46). Des exceptions sont possibles notamment en cas de procédure accélérée et prioritaire. Dans ce cas, une suspension doit pouvoir être sollicitée. Mais, là aussi, la méfiance règne face à ces recours non automatiquement suspensifs. Ils sont strictement encadrés. Si l’Etat membre opte pour ce système de suspension non automatique, il doit respecter les conditions cumulatives suivantes :

  • octroyer au requérant une assistance légale et linguistique ;
  • lui laisser un délai d’une semaine pour préparer la requête en suspension, période pendant laquelle la mesure d’éloignement est suspendue ; et
  • le juge de la suspension doit examiner à la fois les points de fait et les points de droit, et se prononcer ex nunc.

La Cour constitutionnelle belge a souligné ce 16 janvier 2014 qu’il n’y avait pas lieu de distinguer entre les diverses catégories de demandeurs d’asile selon qu’ils viennent ou non de pays d’origine sûrs quant au caractère suspensif de l’appel et quant au niveau du contrôle juridictionnel. Tous doivent bénéficier d’un recours suspensif et d’un examen rigoureux des faits et de droit, examen ex nunc. Si certes les délais peuvent être raccourcis pour accélérer la procédure, les droits procéduraux ne peuvent être restreints.

L’arrêt commenté n’innove en rien mais confirme l’exigence d’un recours suspensif jusqu’à ce que le juge ait procédé à un examen complet et rigoureux du risque encouru.

Ces enseignements conjugués conduisent à s’interroger, une fois de plus, sur la mise en place de systèmes nationaux compliqués où la suspension n’est pas automatique mais doit pouvoir être demandée, tout en garantissant des délais raisonnables, et en imposant de toute façon au juge de se prononcer au fond avant qu’il puisse être procédé à un éloignement. Si, de toute façon, une décision clôturant un examen rigoureux, ex nunc, doit être rendue avant toute expulsion, quel sens y a-t-il à déroger à une suspension automatique pour tous les demandeurs en degré d’appel ? Il serait infiniment plus simple de prévoir un seul recours en annulation, suspensif de plein droit, au terme duquel le juge du fond se prononce. Outre la simplicité organisationnelle, un tel système est lisible et compréhensible pour les demandeurs d’asile perdus face à la complexité des procédures. Un tel recours présente aussi l’avantage d’un séjour légal pendant tout l’examen de son dossier, avec comme corollaire un accès à l’accueil indiscuté. A l’opposé, les régimes hybrides, semi-suspensifs, conduisent à des situations kafkaïennes où l’étranger est présent, a fait appel, mais est expulsable et sans droit à bénéficier de moyens de subsistance essentiels. Puisse cet éloge de la simplicité inspirer le législateur belge contraint à revoir sa copie après l’arrêt de la Cour constitutionnelle. Les projets en cours n’augurent rien de bon, la complexité y atteint son paroxysme…

S.S.

C. Pour en savoir plus

Pour consulter l’arrêt : Cour eur. D.H., 22 avril 2014, A.C. c. Espagne, n° 6528/11.

Sur les précédents devant la Cour eur. D.H., voyez notamment :

- L. LEBOEUF, « Droit à un recours effectif et séjour médical. Le statu quo », Newsletter EDEM, mars 2014.

- L. LEBOEUF, « Évaluation du risque et traitement accéléré d’une demande d’asile : la Cour eur. D.H. allie subsidiarité et protection effective », Newsletter EDEM, juin 2013.

Sur la jurisprudence de la Cour constitutionnelle belge, voyez

M. LYS, « La Cour constitutionnelle condamne l’absence de recours effectif à l’encontre des décisions de refus de prise en considération des demandes d’asile de personnes provenant d’un pays d’origine sûr »Newsletter EDEM, février 2014.

Sur la position récente du C.C.E., voyez notamment :

S. DATOUSSAID, « Suspension en extrême urgence d’une décision de refus de prise en considération d’une deuxième demande d’asile pour défaut de recours effectif »Newsletter EDEM, février 2014.

Pour citer cette note : S. SAROLEA, « Le recours effectif en matière d’asile : suite et fin? », Newsletter EDEM, avril 2014.


[1] Voy. notamment sur ce point les §§ 67 à 69 de l’arrêt Aristimuno Mendizabal c. France.

Publié le 15 juin 2017