C.C.E., 24 avril 2019, n° 220 190

Louvain-La-Neuve

Établir l’homosexualité dans la procédure d’asile : « as far as possible… »

Asile – Maroc – (ancien) MENA – orientation sexuelle – violences familiales – reconnaissance.

Le Conseil du contentieux des étrangers reconnait le statut de réfugié à un ressortissant marocain, à peine majeur, alléguant son homosexualité à la base de sa demande de protection d’asile. Il s’oppose à la motivation du Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides qui a considéré que les déclarations du requérant manquaient de vécu personnel et étaient peu circonstanciées et superficielles, et que son homosexualité était, par conséquent, non fondée. Au contraire, il estime que le récit du requérant était spontané, consistant, détaillé et empreint de sentiments de vécu. Par cette décision, et le raisonnement tenu, le Conseil met en lumière toute la difficulté attenante aux demandes d’asile fondées sur l’orientation sexuelle, tant pour le demandeur à qui il incombe de « prouver », que pour le décideur qui doit prendre une décision en lien avec la sphère la plus intime de l’être humain.

Hélène Gribomont

A. Arrêt

Le requérant est un jeune homme de nationalité marocaine. Il introduit une demande d’asile en mai 2016. A la base de celle-ci, il invoque l’agression par son père à cause de son homosexualité et la crainte de subir d’autres actes de persécution, pour ce même motif, en cas de retour au Maroc. 

Le requérant expose que vers l’âge de douze/treize ans, son comportement a commencé à changer : au niveau vestimentaire (style « très élégant et soigné », « envie de se faire beau », épilation des sourcils), de ses rapports avec les filles de son entourage et de ses loisirs (il préférait le volley au foot). Ces changements auraient généré des insultes de la part des garçons de son école ainsi que de son oncle. Il explique avoir ainsi compris qu’il était homosexuel. Il en aurait acquis la certitude en consultant des sites Internet relatant des besoins et des droits des homosexuels et en interrogeant son voisin homosexuel.

à l’âge de quinze ans, le requérant allègue avoir fréquenté des boîtes de nuit, consommé de l’alcool, rencontré des hommes et eu des rapports sexuels avec ceux-ci. En janvier 2015, lors de vacances en Espagne, il raconte avoir passé environ trois semaines avec des amis homosexuels et avoir passé du bon temps avec eux en toute amitié.

Quelques jours après son retour, le père du requérant aurait changé de comportement à son égard, après avoir découvert une photo sur son compte Facebook présentant le requérant torse nu dans une boîte gay en Espagne. Il l’aurait alors frappé à deux reprises, la seconde fois avec son oncle. Il aurait déclaré que le requérant n’était plus son fils et son oncle aurait dit, devant la sœur du requérant, qu’ils allaient le tuer en raison de son orientation sexuelle. Parallèlement, le père du requérant – marié à deux femmes – aurait cessé d’entretenir la mère du requérant.

A la suite de ces événements, le requérant quitte le Maroc pour la Belgique, grâce à un visa Schengen et à une autorisation parentale de quitter le Maroc, étant encore mineur.

Le Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides (CGRA) refuse de reconnaitre le statut de réfugié au requérant. Il se positionne d’abord sur la capacité du requérant à s’exprimer. Premièrement, si lors de l’introduction de la demande d’asile le requérant était mineur, lors de l’audition, il était majeur et soutenu par le service d’aide psychologique du centre de santé mentale Ulysse et une association de défense des droits des personnes LGBT. Deuxièmement, ce n’est pas la première fois que le requérant se trouve dans un pays étranger. Troisièmement, il a été scolarisé au Maroc jusqu’en sixième année (équivalent à la cinquième année secondaire en Belgique). Partant, au vu de ce profil, le CGRA attend du requérant qu’il puisse étayer à suffisance les éléments constitutifs de son récit de manière personnelle.

Ensuite, le CGRA se déclare non convaincu que le requérant soit homosexuel et que ce soit la raison de sa fuite. S’il reconnaît qu’il n’est pas évident de prouver objectivement son orientation sexuelle, il estime que le récit du requérant manque de vécu personnel et n’est ni circonstancié, ni précis, ni spontané.

L’analyse des déclarations du requérant peut se résumer comme suit, en trois points.

  • Le CGRA prend d’abord position sur les déclarations du requérant relatives à la découverte de son homosexualité. Il considère que tous les éléments énumérés par le requérant comme les différentes manifestations de son orientation sexuelle sont le simple reflet de stéréotypes communément exposés dans la société (notamment sur le caractère efféminé des gays) et ne démontrent nullement le chemin personnel l’ayant amené à comprendre qu’il était attiré par les garçons. Il ajoute qu’à aucun moment le requérant n’a exprimé son ressenti lorsqu’il était en contact avec des garçons par qui il était attiré. Et conclut qu’aucune corrélation claire ne saurait dès lors être établie entre les divers éléments exposés et le quelconque signe de l’homosexualité.
  • Ensuite, le CGRA analyse les déclarations du requérant concernant sa compréhension de ce qu’est l’homosexualité, les droits des homosexuels, par quelles étapes il faut passer, etc. Il estime qu’imaginer que l’on peut trouver des réponses à ces questions sur Google et s’en satisfaire au bout de quelques jours est invraisemblable et peu réaliste.
  • Lors de l’audition du requérant, le CGRA l’a également interrogé sur les relations affectives qu’il a entretenues au Maroc et en Belgique. Il considère que les déclarations du requérant à cet égard manquent de sentiment de vécu. Quant à une relation en particulier, avec un garçon en Belgique, le CGRA juge que la description de cette relation reflète de manière lacunaire l’origine du sentiment amoureux éprouvé par le requérant. Il précise que, dans les déclarations du requérant, rien ne reflète de manière concrète l’état d’esprit dans lequel il est en présence dudit garçon ni quel sentiment l’anime, et qu’il reste dans l’énumération d’éléments matériels, peu circonstanciés et superficiels.

Le CGRA s’étonne également du délai qui sépare le retour d’Espagne et le départ pour la Belgique du requérant, et de celui qui sépare son arrivée en Belgique de l’introduction de sa demande d’asile. Il considère non crédibles les explications du requérant sur ce point. 

Par conséquent, le CGRA considère que le requérant n’est pas parvenu à établir la crédibilité de son homosexualité et de la crainte qui en découlerait. Les documents versés au dossier se révèlent insuffisants pour pallier les lacunes répertoriées. La carte d’identité et le passeport attestent de l’identité et de la nationalité du requérant qui sont des éléments non remis en cause. L’attestation de suivi psychologique révèle des difficultés qu’il rencontre au quotidien. Et, dans la mesure où son homosexualité n’est pas établie, les articles de presse dépeignant le traitement d’homosexuels au Maroc ne sauraient être pertinents. Partant, il refuse d’octroyer le statut de réfugié – et la protection subsidiaire – au requérant.

Le Conseil du contentieux des étrangers (CCE), saisi d’un recours contre la décision négative du CGRA, estime qu’il ne peut se rallier aux motifs exposés par ce dernier.

A titre préalable, le Conseil souligne que le jeune âge du mineur et sa minorité lors de l’introduction de la demande de protection incitent à faire preuve d’une particulière prudence dans l’appréciation de ses déclarations.

Le Conseil analyse les déclarations du requérant, eu égard à leur crédibilité et – de facto – à l’établissement des éléments principaux de sa crainte de persécution, en trois points et désapprouve ainsi l’analyse du CGRA.

  • Le Conseil se prononce d’abord sur la crédibilité de l’homosexualité du requérant (pts 4.2.1.4.3.1 à 4.2.1.4.3.3). Il établit que la découverte de l’homosexualité est un « processus complexe difficile à expliquer même pour les adultes » et qu’il existe « une diversité d’expériences possibles ». En l’espèce, il considère que le requérant a été consistant quant à la prise de conscience de ses différences d’attitude et de comportement par rapport à d’autres garçons de son âge et du rejet violent qu’il subissait de la part de ceuxci. Le Conseil ajoute que le requérant a fait part de ses difficultés à vivre sa différence et de la peur qui découle du fait que ni la société ni sa famille n’acceptaient l’homosexualité. Il estime naturel, pour un adolescent, de se tourner vers Internet pour connaître et comprendre, d’autant plus dans une société où l’homosexualité est taboue, réprimée et vue comme intolérable. Par conséquent, le Conseil observe qu’en considérant que « le requérant avait été vague, général et n’avait pas laissé transparaitre d’impression de vécu dans ses déclarations relatives à la découverte de son orientation sexuelle » et qu’il « aurait bravé sa peur de la société marocaine avec aisance », le CGRA « a procédé à une lecture parcellaire des déclarations du requérant concernant son ressenti face à son orientation sexuelle, la prise de conscience de son homosexualité et l’acceptation de celle-ci ». Il conclut que les propos du requérant établissent son orientation sexuelle.
  • Le Conseil se penche ensuite sur la crédibilité des relations du requérant avec des partenaires masculins (pt 4.2.1.4.4). Il estime que les déclarations du requérant à ce sujet sont « consistantes et détaillées ». Il souligne en outre que ces dires font clairement apparaître que le requérant était très perturbé à l’idée d’aborder les nuits qu’il passait avec des hommes devant l’officier du CGRA, parce qu’il n’était pas fier de certaines choses et parce qu’il s’agit d’un sujet très intime, mais qu’il « a malgré tout fourni des précisions à cet égard et qu’il a même complété ses déclarations à ce sujet à la fin de l’audition ». Contrairement au CGRA, le Conseil estime aussi que « les déclarations du requérant à propos de son petit ami en Belgique et de leur relation sont consistantes, détaillées et empreintes de sentiments de vécu ». Il considère que le CGRA a procédé à « une analyse erronée des déclarations du requérant lorsqu’il estime qu’il n’a énuméré que des éléments matériels et superficiels à ce sujet ». Au vu de ces éléments, le Conseil juge que les relations du requérant avec des partenaires masculins au Marc et en Belgique sont établies. 
  • Enfin, le Conseil fait l’analyse de la crédibilité des problèmes connus au Maroc par le requérant en raison de son homosexualité (pt 4.2.1.5). Il prend acte de l’environnement légal répressif et du climat social extrêmement hostile à l’égard des homosexuels au Maroc, documentés par les éléments versés au dossier. Il considère que ce constat « doit conduire à adopter une très grande prudence dans l’examen des demandes de protection internationale basées sur l’orientation sexuelle établie d’un demandeur originaire du Maroc, le bénéfice du doute devant être accordé largement et une attention toute particulière devant être portée sur les conséquences d’un éventuel retour dans le pays d’origine ». Le Conseil considère que les violences subies par le requérant, infligées par son père et son oncle, ainsi que les menaces de mort proférées par ce dernier, sont consistantes. Il souligne que l’agent du CGRA « n’a pas posé de questions au requérant afin d’appréhender ces évènements ». Il estime dès lors qu’au vu des déclarations spontanées du requérant, ces violences peuvent être tenues pour établies.

S’agissant du délai écoulé entre le retour du requérant en Espagne et sa fuite du Maroc, le Conseil souligne que le déroulement des faits, tels que décrits par le requérant, « peut tout à fait correspondre à une période de deux mois » et constate qu’« il a clairement détaillé la dégradation progressive de ses relations avec son père et son oncle » (pt 4.2.1.4.5). Quant au délai entre l’arrivée du requérant en Belgique (octobre 2015) et l’introduction de sa demande d’asile (18 mai 2015), le CCE constate qu’il s’est présenté à l’Office des étrangers le 14 janvier 2016, et à plusieurs reprises ensuite, mais n’a finalement pu introduire sa demande que le 18 mai 2016. Partant, le Conseil estime malvenu de reprocher un manque d’empressement au requérant (pt 4.2.1.4.2).

Après avoir opéré l’analyse des déclarations du requérant, le Conseil qualifie les maltraitances subies par celui-ci comme étant des persécutions liées au genre (article 48/3, § 2, al. 2, a) et f), de la loi du 15 décembre 1980) et les rattache au motif de l’appartenance à un certain groupe social (article 48/3, § 4, d), de la loi du 15 décembre 1980), à savoir le groupe social des homosexuels au Maroc (pt 4.2.1.8).

Le Conseil conclut qu’au vu du contexte légal et sociétal prévalant au Maroc à l’encontre des homosexuels, le requérant n’a pas eu accès à une protection adéquate de la part de ses autorités nationales (article 48/5, § 2, de la loi du 15 décembre 1908) à l’encontre des agissements des membres de sa famille (pt 4.2.1.9).

Par conséquent, le Conseil reconnait la qualité de réfugié au requérant.

B. Éclairage

Dans la décision commentée, le CCE se positionne en contradiction avec la quasi-totalité des motivations du CGRA. Il en va ainsi d’une illustration extrêmement claire de la subjectivité qui peut caractériser la prise de décision dans une demande de protection fondée sur l’homosexualité du demandeur, en fonction de la compréhension et de l’appréhension des déclarations de ce dernier.

Les paragraphes suivants proposent une réflexion autour de l’identification de l’homosexualité dans les demandes de protection internationale fondées sur l’orientation sexuelle.

Lorsqu’un demandeur d’asile invoque son homosexualité comme fondement de sa crainte de persécution, le cœur de l’examen par les autorités compétentes repose sur l’établissement de son orientation sexuelle. Cet état de fait mène immanquablement à l’évaluation de la crédibilité de l’orientation sexuelle, et de facto des déclarations du demandeur. Dans le présent commentaire, nous ne revenons pas sur la – trop large – place faite à la crédibilité des déclarations et des demandeurs eux-mêmes dans le processus de détermination du statut de réfugié. Nous renvoyons sur ce point à d’autres commentaires de nos Cahiers.

Nous prenons acte que, dans les demandes d’asile fondées sur l’orientation sexuelle, les déclarations du demandeur constituent dans bien des cas les seules preuves à disposition des décideurs. Les preuves matérielles produites par un contrôle médical sont écartées par le HCR et la Cour de justice (1). Restent ainsi les déclarations du demandeur. L’audition par l’officier de protection est d’autant plus cruciale. Les questions que ce dernier pose au demandeur sont déterminantes (2).

1. Contrôle médical

Le HCR, dans les principes directeurs n° 9 sur les demandes de statut de réfugié fondes sur l’orientation sexuelle et/ou l’identité de genre (2012), soutient qu’il ne faut jamais exiger du demandeur qu’il apporte des preuves photographiques ou documentaires d’actes intimes et qu’il serait inapproprié d’attendre d’un couple qu’il soit physiquement démonstratif (pt 64). Il ajoute que le contrôle médical de l’orientation sexuelle d’un demandeur est une violation des droits fondamentaux de la personne humaine et ne doit pas être utilisé (pt 65).

Par deux fois, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a été saisie de questions préjudicielles portant sur les modalités d’évaluation de l’orientation sexuelle d’un demandeur d’asile. Premièrement, dans la décision A., B. et C. (2014), la Cour précise que la seule affirmation de son orientation sexuelle par le demandeur – l’auto-identification – ne suffit pas à tenir celle-ci pour établie. De plus, elle fixe quatre limites à l’évaluation de l’orientation sexuelle par les autorités nationales : l’orientation sexuelle ne peut être remise en cause au seul motif que le demandeur échoue à répondre  aux questions fondées sur des stéréotypes, comme la connaissance des associations de défense des intérêts homosexuels ; les autorités compétentes ne peuvent pas interroger le demandeur sur des détails des pratiques sexuelles ;  les autorités compétentes ne peuvent pas accepter – ni exiger – l’accomplissement d’actes homosexuels, la soumission à d’éventuels tests ou la production de preuves telles que des enregistrements vidéo d’actes intimes ; l’orientation sexuelle peut être estimée non crédible pour la seule raison qu’elle n’a été invoquée qu’à un stade tardif de la procédure. Deuxièmement, à l’occasion de la décision F. (2018), la Cour établit que les autorités compétentes ne peuvent pas recourir à la réalisation et à l’utilisation, en vue d’apprécier la réalité de l’orientation sexuelle alléguée, d’une expertise psychologique ayant pour objet, sur la base de tests projectifs de la personnalité[1], de fournir une image de l’orientation sexuelle.

On ne retrouve, dans la jurisprudence du CCE, de référence ni à des tests physiques (accomplissement d’actes homosexuels) tels que ceux de l’arrêt A., B. et C. ni à des tests projectifs de la personnalité tels que ceux de l’arrêt F.

2. Questions posées lors de l’audition

Les contrôles médicaux étant écartés, les autorités compétentes n’ont d’autres preuves que les déclarations du demandeur. Se posent alors les questions de la direction à donner à l’audition au travers des questions posées, d’une part, et de l’analyse qui est faite des réponses données, d’autre part.

Le HCR, dans les principes directeurs n° 9 susmentionnés, met l’accent sur l’interrogation du demandeur quant à son vécu personnel. Il estime que les questions relatives aux perceptions, aux sentiments et aux expériences personnelles du demandeur en matière de différence, de stigmatisation et de honte sont plus aptes à permettre l’identification d’une personne LGBTI que les questions sur les pratiques sexuelles (pt 62). Pour ce faire, le HCR propose une liste de neuf domaines dans lesquels des questions – ouvertes – peuvent conduire à la détermination de la situation de LGBTI du demandeur et apporter plus de rigueur dans l’instruction : l’auto-identification, l’enfance, la réalisation de soi (coming out), l’identité de genre, la non-conformité, les relations familiales, les relations romantiques et sexuelles, la relation avec la communauté LGBTI et la religion (pt 63).

Dans les décisions relatives au traitement des demandes d’asile fondées sur l’orientation sexuelle, la CJUE ne s’est pas prononcée sur la manière dont l’orientation sexuelle peut être évaluée, tenue par les termes des questions préjudicielles.

Il ressort d’une certaine jurisprudence du CCE que la crédibilité de l’orientation sexuelle doit être évaluée en interrogeant le demandeur sur son expérience personnelle, comme l’indique le HCR. Par exemple, concernant un demandeur d’asile nigérian, le Conseil juge que « s’agissant de sa prise de conscience et de son homosexualité, son vécu et son ressenti par rapport à celle-ci, [il] ne rejoint pas l’analyse faite par [le CGRA] et estime au contraire que les déclarations du requérant permettent d’appréhender le cheminement l’ayant amené à prendre conscience de son orientation sexuelle. En effet, le Conseil relève que le requérant fait état d’une prise de conscience progressive de son orientation sexuelle et que, à cet égard, il a non seulement détaillé ses premières impressions lorsqu’il était jeune et le fait qu’il se sentirait différent parce que, contrairement à ses amis, il n’était pas attiré par les filles. Il a également invoqué les questions qu’il se posait et la peur ressentie d’être découvert, ainsi que sa dissimulation pour éviter d’éveiller des soupçons auprès des membres de sa famille » (25 janvier 2017, n° 181 247, pt 4.7. Voy. aussi 10 octobre 2013, n° 111 674).

On retrouve cette ligne de conduite, par exemple, dans les directives n° 9 relatives aux procédures portant sur l’orientation sexuelle, l’identité de genre et l’expression de genre, publiées en mai 2017 par la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, autorité chargée de l’asile au Canada. Ces lignes directrices s’organisent autour de trois points principaux : utiliser un langage approprié (qui tienne compte du genre auquel le demandeur s’identifie et exempt de connotations négatives) ; comprendre les difficultés auxquelles se heurte le demandeur pour établir son orientation sexuelle (tenir compte de ses culture, religion, classe sociale, éducation et antécédents familiaux) ; éviter les stéréotypes au moment d’établir les faits (comme penser que les minorités sexuelles ont une apparence ou des manières féminisées ou masculinisées).

Orienter les questions posées lors de l’audition aux demandeurs qui allèguent leur orientation sexuelle comme fondement de leur demande de protection vers leur vécu, et de manière générale sur les neufs thèmes indiqués par le HCR, est adéquat et respectueux des droits fondamentaux des intéressés. L’arrêt commenté nous amène néanmoins à envisager les risques pouvant découler de ce type de questions. Sans remettre totalement en cause cette méthode et sans prétendre non plus être en mesure d’en proposer une autre, nous identifions trois ordres de risque.

Premièrement, de telles questions pourraient être de nature à violer la vie privée, l’intimité, de l’intéressé. Le CCE a tenu ce raisonnement dans une décision, s’agissant d’un « enceinteur » sénégalais (24 janvier 2017, n° 181 171), commentée dans les Cahiers d’avril 2017. En l’espèce, le requérant invoquait une crainte de persécution liée à l’avortement illégal pratiqué sur une jeune fille avec qui il avait entretenu une relation extra-conjugale, à la suite duquel celle-ci était décédée. Il déclarait craindre la famille de la jeune fille, notamment son marabout appartenant à une grande confrérie ainsi que les autorités auprès desquelles une plainte avait été déposée à son encontre. Le CGRA avait considéré peu crédible, d’une part, que le requérant et la jeune fille aient pris le risque d’avoir des rapports sexuels non protégés alors qu’ils ne voulaient pas avoir d’enfants et, d’autre part, qu’ils n’aient jamais évoqué que celle-ci prenne la pilule ni parlé des risques d’avoir des relations intimes non protégées, d’autant plus qu’ils étaient tous deux pharmaciens. Le CCE déclare être « particulièrement outré par l’incongruité et le manque de pertinence des motifs de la décision » Il est d’avis que de tels arguments relèvent d’une « appréciation subjective, déplacée et particulièrement sévère » et « qu’il y a lieu de sanctionner un tel raisonnement qui constitue une atteinte disproportionnée à la vie intime des demandeurs d’asile » (pts 3.6 et 3.7). Le CCE a annulé la décision du CGRA et lui a renvoyé l’affaire. Ce raisonnement est à ce jour isolé. Mais la question de la violation de la vie intime des demandeurs d’asile homosexuels mérite d’être posée. Avec des questions telles que celles en cause sur le vécu personnel du demandeur, la frontière est mince entre ce qui relève de la vie privée, dans le sens de « intime », et les éléments qui doivent être apportés pour prouver le caractère fondé de la crainte de persécution.

Deuxièmement, en admettant que les questions évoquées ci-dessus soient posées, il nous semble qu’un risque est lié au traitement des réponses données. La différence de position, en l’espèce, entre le CGRA et le CCE, à partir des mêmes déclarations, en est une illustration. Alors que le CGRA a considéré que les déclarations du requérant manquaient de vécu personnel et étaient peu circonstanciées et superficielles, le CCE a estimé que le récit du requérant était spontané, consistant, détaillé et empreint de sentiments de vécu. À la seule lecture des motivations du CGRA, reprises dans la décision du CCE, il nous semble pouvoir supposer que le CGRA a posé des questions orientées vers le vécu personnel du requérant. C’est, dans une certaine mesure, positif. Ce qui l’est moins, c’est l’appréhension qui en est faite. À une question à propos du premier garçon par qui il a été attiré, le requérant a répondu : « il était beau, musclé, il avait un sourire différent. Ses yeux étaient attirants, on avait toujours envie de le regarder dans les yeux, voilà ». Interrogé sur son petit ami en Belgique, il a dit : « Physiquement tout me plait en lui, par rapport à sa personnalité, il est doux et gentil, il me comprend, me fait confiance, […] : il voudrait que je sois bien ». Comment traiter de telles réponses, de manière « objective » alors que les questions sont elles-mêmes éminemment « subjectives » puisqu’en lien avec des sentiments, des ressentis et des émotions ? La compréhension et l’interprétation de telles réponses dépendent de l’image que chacun a de l’homosexualité.

Troisièmement, des questions comme celles en cause risquent d’instaurer une norme stéréotypée de l’homosexualité. Autrement dit, l’homosexualité est conceptualisée. Et ce, même si l’objectif qui sous-tend ce type de questions est clairement établi en sens contraire. Au sein des officiers de protection, voire des juges, la sexualité peut être perçue comme une chose fixe et prête à être découverte[2]. Elle serait ainsi un élément immuable, sans ambigüité, sans fluidité et clairement délimité. Il y aurait des personnes fondamentales homosexuelles et d’autres fondamentalement hétérosexuelles[3]. Ce cadrage de l’homosexualité, liant identité fixe et pratique, appelé substitutive model, serait en partie le fruit du mouvement américain pour les droits des personnes LGBTI[4]. Leur rhétorique aurait rendu inconcevable un additive model, c’est-à-dire une indépendance entre les actes et l’identité, et aurait contribué à ignorer la variété des significations sociales de ceux-ci[5]. Ces éléments peuvent rappeler le « personnage de l’homosexuel » de Michel Foucault[6]. Par la prolifération des discours sur la sexualité, le besoin de classification et l’alliance entre savoir et sexualité, l’homosexuel serait, au 19ème siècle, devenu un personnage, c’est-à-dire « un passé, une histoire et une enfance, un caractère, une forme de vie ; une morphologie aussi »[7]. Poursuivant la réflexion, Déborah A. Morgan estime que nous aurions tendance à faire de cette vision de l’homosexualité un élément universel, présent dans chaque vécu de personnes homosexuelles. Cela empêcherait dès lors de concevoir tout récit ou parcours identitaire sortant de la norme. Cette identité, considérée comme innée, induit l’idée que seule une partie clairement limitée des humains pourraient éprouver des sentiments homosexuels. Il s’agit d’un certain essentialisme. Le droit ne serait pas étranger à cette vision essentialiste de l’homosexualité. En cadrant l’homosexualité comme un « certain groupe social », il induit l’idée d’une identité innée et immuable[8].

3. Conclusion

Ces réflexions n’ont – malheureusement ? – pas le mérite d’ajouter de la rigueur dans le traitement des demandes d’asile fondées sur l’orientation sexuelle. Elles posent tout au moins quelques limites à la méthode actuelle, basée sur les thématiques implantées par le HCR.

A terme, il nous semble que l’une des thématiques à investiguer davantage est celle de l’auto-identification. Il doit s’agir d’un véritable point de départ, voire d’un commencement de preuve. Se faisant, l’examen – inévitable – de la crédibilité pourrait porter plus sur les faits à l’origine de la fuite de l’intéressé et ses éventuelles persécutions passées que sur le bien-fondé de son homosexualité. En effet, en devant établir son homosexualité, le demandeur d’asile se voit contraint de réaliser ce que de nombreux scientifiques n’ont jamais pu réellement faire, c’est-à-dire prouver une orientation sexuelle[9].

Cette considération vaut d’autant plus lorsqu’il s’agit d’un mineur ou d’un très jeune majeur, comme en l’espèce. Dans ce cas, ainsi que le prescrivent le HCR (Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié au regard de la Convention de 1951 et du Protocole de 1967 relatifs au statut des réfugiés, Genève, 1979, § 214) et le CCE (p.e. 19 février 2015, n° 138 876, pt 5.4), le bénéfice du doute doit être accordé plus largement. Ces derniers établissent également que l’examen de la demande de protection d’un mineur qui n’a pas atteint un degré de maturité suffisant pour que l’on puisse établir le bien-fondé de ses craintes de la même façon que chez un adulte impose d’accorder plus d’importance à certains facteurs objectifs, à son environnement de vie direct. Par exemple, en l’espèce, le CGRA aurait dû accorder une plus grande attention au fait que le père du requérant avait deux épouses et au fait qu’il n’avait été à l’école que jusqu’en cinquième secondaire. Cela traduit en effet un contexte de vie plutôt traditionnel, dans lequel l’homosexualité peut être inconcevable.

C. Pour aller plus loin

Lire l’arrêt : C.C.E., 24 avril 2019, n° 220 190

Doctrine :

- Berg L. & Millbank J., « Constructing the Personal Narratives of Lesbian, Gay and Bisexual Asylum Claimants », Journal of Refugee Studies, 2009, vol. 22, no 2, pp. 195-223 ;

- Foucault M., La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976 ;

- GartneR J.-L., « (In)credibly Queer: Sexuality-based Asylum in the European Union », Transatlantic Perspectives on Diplomacy and Diversity, 2015, New York: Humanity in Action Press, pp. 39-66.

- GRIBOMONT H., « Risque d’excision d’une mineure d’âge : bénéfice du doute et éléments objectifs », Newsletter EDEM, mars 2015 ;

- GRIBOMONT H., « Le raisonnement du CGRA, constitue une atteinte disproportionnée à la vie intime du requérant », Newsletter EDEM, avril 2017  ;

- GRIBOMONT H., « évaluation de l’homosexualité d’un demandeur d’asile : deuxième pas luxembourgeois », Cahiers de l’EDEM, février 2018 ;

- LEBOEUF L., « Les limites à respecter dans l’évaluation de l’orientation sexuelle d’un demandeur d’asile », Newsletter EDEM, janvier 2015 ;

- Middelkoop L., « Normativity and credibility of sexual orientation in asylum decision making », in Fleeing homophobia: sexual orientation, gender identity and asylum, Abingdon, Oxon, Routledge, p. 156 ;

- Morgan D. A., « Not gay enough for the government: Racial and sexual stereotypes in sexual orientation asylum cases », Law & Sexuality: Rev. Lesbian, Gay, Bisexual & Transgender Legal Issues, 2006, vol. 15, pp. 135-161 ;

Pour citer cette note : H. Gribomont, « Établir l’homosexualité dans la procédure d’asile: "as far as possible…"», Cahiers de l’EDEM, mai 2019.

 


[1] En l’espèce, il s’agissait d’un examen exploratoire, d’un examen de la personnalité, du « test du dessin d’une personne sous la pluie » et des tests de Rorschach et de Szondi. 

[3] Mémoire de G. Albessart (Master en sciences politiques, finalité politiques européennes), rendu et défendu en juin 2017 à l’Université de Liège. Extraits choisis et résumé réalisé pour l’Observatoire du sida et des sexualités, novembre 2018 : http://observatoire-sidasexualites.be/lasile-lie-a-lorientation-sexuelle-les-acteurs-de-la-procedure-belge-reproduisent-ils-une-norme-stereotypee-de-lhomosexualite/

Les idées formulées dans le présent commentaire reproduisent dans leur entièreté les extraits susmentionnés.  

[7] M. Foucault, La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 5

Publié le 07 juin 2019