CE, arrêts n°228.901 et 228.902 du 23 octobre 2014

Louvain-La-Neuve

Le Conseil d’Etat belge raye l’Albanie de la liste des pays d’origine sûrs.

Dans l’arrêt commenté, le Conseil d’État annule l’arrêté royal du 26 mai 2012 et l’arrêté royal du 7 mai 2013 portant exécution de l’article 57/6/1, alinéa 4, de la loi du 15 décembre 1980 sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers, établissant la liste des pays d’origine sûrs, en tant qu’il inscrit l’Albanie sur cette liste. Le Conseil d’État estime que le nombre de personnes d’origine albanaise ayant bénéficié d’un statut de protection en Belgique contredit l’affirmation selon laquelle d’une manière générale et durable, il n’est pas recouru, en Albanie, à la persécution au sens de la convention relative au statut des réfugiés et qu’il n’existe pas de motifs sérieux de croire que le demandeur d’asile peut y courir un risque réel de subir une atteinte grave telle que déterminée à l’article 48/4 de la loi sur les étrangers.

Art. 57/6/1 de la loi du 15 décembre 1980 – A.R. du 26 mai 2012 et A.R. du 7 mai 2013 – Liste des « pays sûrs » en droit belge de l’asile – Annulation partielle (inscription de l’Albanie sur la liste).

A. Les arrêts commentés

Par une requête du 16 juillet 2012, les parties requérantes ont sollicité l’annulation et la suspension de l’exécution de l’arrêté royal du 26 mai 2012 portant exécution de l’article 57/6/1, alinéa 4, de la loi du 15 décembre 1980 sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers, établissant la liste des pays d’origine sûrs, publié au Moniteur belge du 1er juin 2012.

La directive 2005/85/CE du Conseil du 1er décembre 2005 permet aux États membres de désigner comme pays d’origine sûrs, au niveau national, des pays tiers autres que ceux figurant sur la liste commune minimale. La loi belge du 19 janvier 2012 a transposé certaines dispositions de cette directive.

Actuellement, l’article 57/6/1, alinéa 4, de la loi du 15 décembre 1980 confie au Roi le soin de déterminer, « au moins une fois par an, par un arrêté délibéré en Conseil des ministres, la liste des pays d'origine sûrs », et ce « sur proposition conjointe du ministre et du ministre des Affaires étrangères et après que le ministre a obtenu l'avis du Commissaire général aux réfugiés et aux apatrides ». Par arrêté royal du 26 mai 2012, l’État belge a désigné en tant que pays sûrs les pays suivants : l’Albanie, la Bosnie-Herzégovine, l’Inde, le Kosovo, la République de Macédoine, le Monténégro et la Serbie.

En date du 14 mai 2013, par son arrêt n° 223.472, le Conseil d’État a rejeté le recours en suspension de l’exécution de l’arrêté royal précité, pour absence de préjudice grave et difficilement réparable[1]. Les parties requérantes ont demandé la poursuite de la procédure en annulation par courrier du 14 juin 2014.

C’est le premier arrêt commenté – l’arrêt n° 228.901 du 23 octobre 2014 – qui se prononce sur la demande en annulation relative à cet arrêté royal du 26 mai 2012.

En date du 7 mai 2013, le gouvernement adopta un nouvel arrêté royal, publié au Moniteur belge le 15 mai 2013, désignant à nouveau l’Albanie, la Bosnie-Herzégovine, l’Inde, le Kosovo, la République de Macédoine, le Monténégro et la Serbie comme pays d’origine sûrs. Un nouveau recours en annulation fut introduit auprès du Conseil d’Etat contre cet arrêté royal, par requête du 12 juillet 2013.

Le 24 avril 2014, un nouvel arrêté royal fut à nouveau adopté par le gouvernement. Publié au Moniteur belge du 15 mai 2014, il remplace le précédent arrêté royal du 7 mai 2013.

Dans leur dernier mémoire, les requérants ont demandé l’extension de l’objet du recours à l’arrêté royal du 24 avril 2014. Cette demande d’extension a été accueillie par le Conseil d’État, qui a décidé, à cet égard, de rouvrir les débats afin de permettre à la partie adverse de communiquer les nouveaux avis du C.G.R.A. précédant l’adoption du nouvel arrêté royal.

Le second arrêt commenté – l’arrêt n° 228.902 du 23 octobre 2014 – se prononce donc uniquement sur la légalité de l’arrêté royal du 7 mai 2013.

Les deux arrêts commentés développant les mêmes arguments juridiques, ils seront analysés en même temps.

Les développements des deux arrêts se centrent sur l’inscription du Kosovo et de l’Albanie sur la liste des pays d’origine sûrs. En effet, le nombre élevé d’octrois du statut de réfugié pour les ressortissants de ces pays pouvait, à première vue, contredire leur qualification comme « pays d’origine sûrs ».

Concernant le Kosovo, le Conseil d’État a considéré que le taux de reconnaissance pour ce pays pouvait être relativisé, en ce qu’un « nombre significatif de décisions favorables sont fondées sur des motifs liés aux événements qui se sont déroulés en 1999 ou à un état de stress post-traumatique lié à ceux-ci » (arrêt n° 228.901, p. 16 ; arrêt n° 228.902, p. 19). Le Conseil d’État tient également compte du nombre de décisions de refus de prise en considération des demandes d’asile introduites par des ressortissants kosovars pour conclure à l’absence de contradiction entre le nombre de Kosovars ayant obtenu le statut de réfugié, et la classification de ce pays comme pays d’origine sûr.

Concernant l’Albanie, le Conseil d’État adopte une position différente. Il constate qu’il ressort des statistiques officielles publiées par le C.G.R.A. que l’Albanie était l’un des dix pays pour lesquels le taux de reconnaissance du statut de réfugié était le plus élevé : pour la période allant du 1er juin 2012 jusqu’au 30 avril 2013, il atteignait 17,2 % (arrêt n° 228.901, p. 17 ; arrêt n° 228.902, p. 20). Pour le Conseil d’État, le fait que la majorité des décisions favorables ayant été prises pour des demandeurs d’asile albanais étaient justifiées par des faits de vendetta, ne relativise en rien l’importance du nombre de reconnaissances. Le Conseil d’État estime donc que le nombre de personnes d’origine albanaise à avoir bénéficié d’un statut de protection contredit l’affirmation selon laquelle d’une manière générale et durable, il n’est pas recouru, en Albanie, à la persécution au sens de la convention relative au statut des réfugiés et qu’il n’existe pas de motifs sérieux de croire que le demandeur d’asile peut y courir un risque réel de subir une atteinte grave telle que déterminée à l’article 48/4 de la loi sur les étrangers (arrêt n° 228.901, p. 17 ; arrêt n° 228.902, p. 20).

Le Conseil d’État conclut dès lors que le moyen est fondé en tant qu’il reproche à la partie adverse d’avoir méconnu la notion de pays d’origine sûr telle que définie par l’article 57/6/1 de la loi du 15 décembre 1980 précitée en inscrivant l’Albanie sur la liste arrêtée par les arrêtés royaux attaqués. Il annule dès lors les deux arrêtés royaux en tant qu’ils inscrivent l’Albanie sur cette liste.

B. Éclairage

Les arrêts commentés constituent une nouvelle étape dans l’examen, par les juridictions belges, des dispositions relatives aux pays d’origine sûrs. Le Conseil d’État a d’abord été saisi d’une demande en suspension et d’un recours en annulation introduit contre l’arrêté royal du 26 mai 2012 établissant la liste des pays d’origine sûrs. Ensuite, la Cour constitutionnelle a été saisie de la question de savoir si le procédé mis en place par la législation belge, transposant la directive européenne 2005/85/CE, était conforme au principe constitutionnel d’égalité et de non-discrimination. Enfin, cette même Cour a été chargée de se prononcer sur l’existence d’une discrimination entre les demandeurs d’asile provenant d’un pays d’origine sûr et les autres, discrimination portant cette fois non pas sur la nature même du procédé mis en place, mais sur le fait de n’ouvrir qu’un recours en annulation contre les décisions de refus de prise en considération, et non un recours de plein contentieux.

On le sait : si la Cour constitutionnelle a validé l’introduction du concept de pays d’origine sûrs dans le droit belge de l’asile, ainsi que la délégation faite au Roi d’élaborer la liste de ces pays d’origine sûrs, elle a condamné, dans son important arrêt 1/2014[2], l’absence de recours effectif offert par la législation belge à l’encontre des décisions de non-prise en considération des demandes d’asile introduites par les demandeurs d’asile provenant d’un pays d’origine sûr. La législation belge a aujourd’hui été modifiée pour tenir compte des enseignements de cet arrêt[3].

Les arrêts du Conseil d’État commentés se prononcent sur la conformité de la liste des pays d’origine sûrs, adoptée par les arrêtés royaux attaqués, à la définition même de « pays d’origine sûrs » contenue à l’article 57/6/1 de la loi sur les étrangers. Les débats se sont centrés sur l’inscription, sur la liste, du Kosovo et de l’Albanie. Le Conseil d’État n’a pas retenu les nombreux arguments des parties requérantes concernant également les autres pays de la liste, relatifs au manque de minutie dans l’évaluation du degré de sûreté des autres pays figurant sur la liste, au caractère très peu étayé de la motivation des arrêtés royaux attaqués, à l’imprécision des motifs, ou encore au caractère très succinct des avis du C.G.R.A.

Ce qui a paru déterminant au Conseil d’État dans l’analyse de la validité de l’inscription d’un pays sur la liste des pays d’origine sûrs est l’importance du nombre de reconnaissances de la qualité de réfugié ayant eu lieu pour les pays en cause. Si l’État belge estimait, dans son argumentation, que le nombre de décisions favorables ou le taux de reconnaissance ne font pas partie des critères permettant d’évaluer le degré de sécurité d’un pays et n’étaient que le signe d’un examen individuel des dossiers par le C.G.R.A., le Conseil d’État a estimé qu’un taux élevé de reconnaissance de la qualité de réfugié est de nature à contredire l’affirmation selon laquelle, dans le pays concerné, il n’est pas recouru de manière générale et durable à la persécution.

Si le Conseil d’État n’a censuré que la présence de l’Albanie sur la liste des pays d’origine sûrs, et non celle du Kosovo – pays de provenance avec un taux élevé de reconnaissance de la qualité de réfugié également – c’est parce qu’il a estimé, à l’instar de l’État belge, qu’un « nombre significatif de décisions favorables sont fondées sur des motifs liés aux événements qui se sont déroulés en 1999 ou à un état de stress post-traumatique lié à ceux-ci, ce qui permet de relativiser l’importance du taux de reconnaissance pour ce pays » (arrêt n° 228.901, p. 16 ; arrêt n° 228.902, p. 19). En d’autres termes, le Conseil d’État a estimé que le nombre élevé de reconnaissances pour les demandeurs d’asile kosovars vient de l’importance de la crainte subjective de persécution, eu égard à la gravité des faits vécus lors de la guerre de 1999 et aux séquelles psychologiques que celle-ci a engendrées, alors même que, objectivement, le contexte kosovar s’est amélioré. Cette circonstance justifie donc, pour le Conseil d’État, la présence du Kosovo sur la liste des pays d’origine sûrs.

On peut regretter cette position du Conseil d’État par rapport au Kosovo, position qui repose sur une argumentation peu convaincante. En effet, peu importe sur quels motifs sont fondées les décisions de reconnaissance de la qualité de réfugié ; ce qui est significatif est que, pour un nombre important de demandeurs d’asile kosovars, le C.G.R.A. considère qu’il existe effectivement un risque de persécution en cas de retour. Il est indifférent, à cet égard, que la reconnaissance de la qualité de réfugié résulte d’une crainte subjective forte, ou d’une situation objective particulière dans un pays d’origine. L’important est bien l’absence reconnue de possibilité de protection, en cas de retour, d’un grand nombre de demandeurs d’asile kosovars contre les persécutions subies. À la lecture des arrêts commentés, on peut se demander comment le Conseil d’Etat a pu considérer qu’ « il résulte des explications fournies par le Commissaire général ainsi que de la consultation des dossiers qu’il a communiqués qu’un nombre significatif de décisions favorables sont fondées sur des motifs liés aux événements qui se sont déroulés en 1999 ou à un état de stress post-traumatique lié à ceux-ci », alors même que les décisions de reconnaissance de la qualité de réfugié rendues par le C.G.R.A. ne contiennent aucune motivation.

La validation, par le Conseil d’État, de la présence du Kosovo sur la liste des pays d’origine sûrs pose d’autant plus question que, moins de quinze jours avant que ne soient rendus les arrêts commentés, le Conseil d’État français, avait, quant à lui, censuré l’inscription du Kosovo sur la liste française des pays d’origine sûrs en matière d’asile, motivant sa décision de la manière suivante :

« 16. Considérant, en troisième lieu, s’agissant de République du Kosovo, qu’il ressort des pièces des dossiers que, en dépit des progrès accomplis, cet État, dont les institutions sont encore largement dépendantes du soutien des organisations et missions internationales, ne présentait pas, à la date de la décision attaquée, eu égard à l’instabilité du contexte politique et social propre à ce pays ainsi qu’aux violences auxquelles restent exposées certaines catégories de sa population, sans garantie de pouvoir trouver auprès des autorités publiques une protection suffisante, les caractéristiques justifiant son inscription sur la liste des pays d’origine sûrs, au sens du 2° de l’article L. 741-4 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile ».

Dans le même temps, le Conseil d’État français validait la présence de l’Albanie sur la liste des pays d’origine sûrs.

On le voit : alors même que la notion de pays d’origine sûr provient de la transposition d’une directive faisant partie du « système européen commun d’asile », on se retrouve potentiellement avec des interprétations divergentes – voire complètement antagonistes – de ce concept selon l’État membre dans lequel on se trouve. En matière de système « commun », on a vu mieux. Il s’agit là surtout du signe de l’impraticabilité de la notion de « pays d’origine sûrs » en matière d’asile, matière qui est fondée sur l’analyse individuelle d’une demande d’asile et qui est presque ontologiquement rétive à toute tentative de catégorisation abstraite.

M.L.

C. Pour en savoir plus

Lire les arrêts :

C.E., arrêt n° 228.901 du 23 octobre 2014.

C.E., arrêt n° 228.902 du 23 octobre 2014.

Doctrine

L. Leboeuf, « Les pays sûrs en droit belge de l’asile. Le "pays d’origine sûr", "pays tiers sûr", et "premier pays d’asile" dans la loi du 1980 et la jurisprudence du Conseil du contentieux des étrangers », R.D.D.E., 2012, pp. 193-205.

M. Lys, « L’exécution immédiate de l’arrêté royal du 26 mai 2012 contenant la liste des pays sûrs en droit belge de l’asile ne cause pas aux demandeurs d’asile concernés un préjudice grave et difficilement réparable », Newsletter EDEM, mai 2013, pp. 10-13.

M. Lys, « La Cour constitutionnelle valide l’introduction de la notion de "pays d’origine sûr" en droit  belge », Newsletter EDEM, août 2013, pp. 3-7.

M. Lys, « La Cour constitutionnelle condamne l’absence de recours effectif à l’encontre des  décisions de refus de prise en considération des demandes d’asile de personnes provenant d’un pays d’origine sûr », Newsletter EDEM, février 2014, pp. 9-14.

Jurisprudence

C.E. (fr.), arrêt du 10 octobre 2014, n° 375474 et 375920.

Pour citer cette note : M. Lys, « Le Conseil d'État belge raye l’Albanie de la liste des pays d’origine sûrs », Newsletter EDEM, novembre-décembre 2014.

Publié le 14 juin 2017